Henrik Kavadze, chef de la police de la ville d’Avdiïvka, la cinquantaine amère et désabusée, est confronté à un meurtre déroutant : un enfant de six ans a été assassiné dans des conditions atroces. Enquête difficile, fausses pistes et rebondissements. Cela pourrait être le départ d’un thriller noir ordinaire, avec ses clichés. Mais l’écriture et le contexte font la différence. Comme le titre l’indique, c’est à la frontière russo-ukrainienne que se déroule l’action. En 2018, alors que cette guerre est encore largement ignorée par les Européens, les séparatistes appuyés par les Russes y affrontent l’armée ukrainienne depuis déjà quatre ans.
Correspondant du Monde et spécialiste des pays de l’ex-URSS, Benoît Vitkine inscrit son intrigue - qui devient presque un prétexte - dans l’histoire du conflit et, plus généralement, dans celle de l’Ukraine. Il brosse le portrait du Donbass, région qui fut prospère au temps de l’essor des mines, de la sidérurgie et des prolétaires héroïques, devenue région sinistrée, oubliée, loin de Kiev et de la révolution de Maïdan : « pendant que Kiev choisissait l’Europe et s’illusionnait en songeant un futur meilleur, le Donbass avait regardé vers Moscou et cherché refuge dans le passé.» Aujourd’hui comme hier, la corruption y règne en maître et les trafics enrichissent les fonctionnaires et les oligarques locaux : « Ils étaient communistes, nationalistes, opportunistes. Peu importait, tous conduisaient les mêmes Mercedes, s’offraient les mêmes banquets pantagruéliques où l’on discutait de la meilleure façon de siphonner les finances du pays ou du meilleur marbre à installer dans l’entrée de leurs demeures. » Dans cette zone frontalière, les habitants qui ne sont pas partis vivent sous les bombes et dans la routine de la guerre. Les hommes sont peu nombreux - engagés dans les combats, victimes de l’alcool ou du travail dans les mines. Les veuves, les grands-mères restent, personnages attachants au centre du livre : « Elles étaient des survivantes. (…) Le pays pouvait bien s’étriper, elles continueraient à fabriquer des confitures et à mariner des champignons. (…) Peu leur importait de vivre en Union soviétique, en Russie, en Ukraine, elles avaient tout connu et tout était égal. » Englué dans un présent sans espoir et dans une guerre qui s’éternise, le récit est aussi habité par le passé, celui de Kavadze et de l’ex-URSS. Le policier se souvient que, lorsqu’il était enfant, il lui arrivait de trouver des ossements dans la forêt, sans savoir s’il s’agissait de juifs assassinés par les nazis ou de paysans morts de la grande famine provoquée par Staline. Il reste aussi hanté dans ses cauchemars par ses années en Afghanistan et les exactions commises par l’armée soviétique.
Sans manichéisme, Benoît Vitkine évoque cette zone grise, entre silence et compromission, ces hasards, ces mille raisons qui ont fait que certains se sont retrouvés d’un côté ou de l’autre - dans l’armée ukrainienne ou avec les séparatistes. A petits traits, au fil des conversations ou des descriptions, il crée un climat, une atmosphère. Au-delà de la seule intrigue policière et de l’intérêt historique, il donne à certaines scènes collectives, comme celle des funérailles de l’enfant assassiné, une dimension tragique.
Roman prenant et poignant, Donbass l’est d’autant plus aujourd’hui quand on lit dans la presse que les Russes ont repris Avdïïvka, ville peuplée de 35 000 habitants avant la guerre, en détruisant, un par un, les immeubles.
Donbass, Benoît Vitkine, Livre de poche, 2020, 312 pages.
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