Tchékhov auteur de roman policier ? Et pourquoi pas. L’auteur excelle dans l’analyse des personnages, ses nouvelles sont emplies de drames enfouis et ses pièces résonnent de coups de revolver. Alors, quoi de plus naturel pour lui que de s’essayer à ce genre nouveau à la fin du XIX° siècle ?
Ivan Pétrovitch Kamychov, juge d’instruction dans la campagne russe, apporte au rédacteur d’un journal une nouvelle qu’il souhaiterait publier. Dans ce récit, Kamychov raconte la tragédie qu’il a vécue. Après deux ans d’absence, le comte Alexéï Karnéïv, aristocrate décadent, revient dans son domaine et convie chez lui son ami le juge. Kamychov ne peut résister et replonge dans une vie de débauche et de beuveries. Auprès du comte, il rencontre « la jeune fille en rouge » Olenka, la fille du forestier fou, « belle comme une diablesse ». Trois hommes s’éprennent de cette jeune fille. Kamychov oublie pour elle la sage Nadejda, fille du juge de paix à laquelle il était presque fiancé. Le comte séducteur souhaite l’ajouter à ses conquêtes. Et son intendant Ourbénine, veuf d’une cinquantaine d’années, en est follement amoureux. Ce dernier la demande en mariage ; l’union mal assortie est célébrée et, dès le jour de la cérémonie, on sent que le pire va advenir.
Cela commence comme un roman russe avec ses personnages typiques et tous ses ingrédients : l’aristocrate perverti, les domestiques attachés à leur maître, la vieille nounou, le valet au franc parler qui lit « Le comte de Monté-Kriskov », les tziganes, le médecin philanthrope qui prête de l’argent à tous et même le perroquet nommé Ivan Démianytch. On parcourt des verstes à cheval, on boit des flots de thé et de vodka, on assiste à des cérémonies orthodoxes interminables, on s’injurie, on pleure et, dans un moment d’ivresse, on jette même des billets au feu comme dans un roman de Dostoïevski.
Et puis, après une longue mise en place, parsemée d’annonces, de signes et de pressentiments, la tragédie attendue arrive : « La préface est finie, le drame commence. » Le roman russe cède alors la place à l’enquête : « Mon roman s’intitulant « policier » (…) le lecteur est en droit d’attendre qu’il entre dans sa phase la plus intéressante et la plus intense. La découverte de l’assassin et des mobiles du crime lui offre les plus larges possibilités d’exposer au grand jour son intelligence et son agilité mentale. » Par un retournement final, l’auteur suscite l’intérêt du lecteur qu’il convient de surprendre car le texte a paru tout d’abord en feuilleton dans un journal.
Au-delà de l’intrigue, Tchékhov pose une fois encore la question du mal. Qu’est-ce qui pousse, presque malgré lui, Kamychov à suivre le comte, son âme damnée ? Qu’est-ce qui entraîne un homme civilisé à commettre le pire? On retrouve aussi l’attention de l’auteur pour les humbles, les personnages oubliés, victimes de l’indifférence et du cynisme des nobles dégénérés. La « richesse en décomposition » du château du comte devient ainsi métaphore de la Russie tsariste.
Alors, roman russe ou roman policier ? Les deux, pour un plus grand plaisir de lecture.
Drame de chasse, Anton Tchékhov, traduit du russe par André Markowicz et Françoise Morvan, Actes Sud, Babel, 2001, 316 pages.
Comments