Tout semble séparer ces deux hommes, leur origine, leurs idées comme leur tempérament. D’un côte, le juif viennois humaniste, polyglotte raffiné mondialement reconnu, accompagné par sa jeune épouse ; de l’autre, le catholique français de tradition royaliste et antisémite, polémiste controversé aux colères homériques, père de six enfants. Mais tous deux ont quitté leur pays, sont devenus des écrivains errants, révoltés contre le nazisme et ont cherché refuge au Brésil : « Je mesure ce qui nous rapproche aujourd’hui par-delà tout ce qui nous séparait hier. » fait dire l’auteur à Stefan Zweig.
De leur rencontre, on ne sait (presque) rien sinon qu’elle eut lieu au début de l’année 1942, à la Croix-des-Ames, dans la ferme de Bernanos, quelques semaines à peine avant le suicide de Stefan Zweig et de sa femme Lotte dans leur petite maison de Pétropolis. Obsédé par ce sujet, Sébastien Lapaque a interrogé les textes et les correspondances, cherché les contemporains ou leurs descendants, visité les lieux : « Que se sont-ils dit, cette longue après-midi? Au terme d’un quart de siècle d’enquête, je n’en sais presque rien. J’ai donc tout inventé. » Ce livre est tout à la fois le dialogue entre les deux personnages, le récit de l’enquête passionnée de l’auteur et la restitution du contexte. Aux yeux des deux romanciers qui ont fui l’Europe aux anciens parapets, le Brésil fait figure de pays neuf, presque de terre promise : un pays jeune, tourné vers l’avenir, où les habitants d’origines diverses vivent paisiblement ensemble. Mais si le chrétien Bernanos est habité par l’espérance et croit en la victoire des Alliés, Zweig sombre dans la mélancolie et la dépression. Il a vu mourir le monde qui était le sien, la Vienne cosmopolite et cultivée, ses livres sont brûlés dans son pays et les nazis sont aussi présents à Pétropolis dans la colonie allemande. Il se sent de plus en plus encerclé, persécuté. Les passages de dialogue qui scandent le récit font entendre les voix contrastées de ces deux hommes. Celle de Bernanos, pleine d’invective, de jaillissement, de colère mais aussi de tendresse à laquelle répond, plus éteinte, en retrait, la plainte de Zweig, solitaire et incompris : « Me voilà un écrivain allemand sans lecteurs dans ma langue, un citoyen britannique sans lien avec mon pays, un juif sans éducation religieuse qui exaspère les rabbins ».
Autour de cette rencontre, l’auteur convoque d’autres grandes figures - Freud, Malraux, Saint-Exupéry - et évoque d’autres rencontres, réelles ou supposées. Il jongle avec les époques, multiplie les digressions et les retours en arrière dans une logique sinueuse qui apparait peu à peu au lecteur : celle d’une pensée qui procède par associations d’idées. Ainsi se met peu à peu en place le puzzle qui reconstitue au plus près ce moment, celui de la rencontre. Mais le vrai mystère au coeur du livre reste celui du suicide de Zweig. Suicide ou assassinat? « Qui a fait le coup ? » demande abruptement Sébastien Lapaque dès l’avant-propos. Le chauffeur de taxi rencontré à Pétropolis assure que l’écrivain viennois a été tué par la Gestapo. Au vu des faits, l’hypothèse ne tient pas ; Stefan Zweig a écrit de nombreuses lettres d’adieu dans les jours précédant sa mort. Indirectement, la Gestapo a tué l’écrivain juif : « En écrivant ce livre, j’ai compris que le suicide était une défaite intime dont ne devaient pas être exclues les causes extérieures ». Le mystère plane cependant toujours sur ses derniers moments et, plus encore, sur ceux de sa jeune épouse Lotte, de vingt-sept ans sa cadette. La force du livre est là, de s’appuyer sur une connaissance intime des écrits, sur une recherche minutieuse mais aussi d’en avouer les limites. Pour approfondir et chercher à mieux comprendre ou imaginer, quoi de mieux que de lire et relire ces deux grands écrivains.
Echec et mat au paradis, Sébastien Lapaque, Actes Sud, 2004, 330 pages.
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