Les amoureux de la trilogie autobiographique de Deborah Levy plongeront avec ravissement dans celle de sa précurseure danoise, Tove Ditlvesen. Ils y retrouveront l’enfance d’une autrice en devenir racontée par fragments dans de courts chapitres, la fluidité et l’acuité d’une écriture qui adopte le point de vue naïf de l’enfant, les souvenirs racontés aussi bien au passé qu’au présent. Ce rapprochement n’a d’ailleurs certainement pas échappé aux éditeurs du Globe qui proposent, dans une très belle édition, des couvertures similaires, colorées et agrémentées d’une photographie en noir et blanc. On pense aussi à Annie Ernaux à la lecture de cette socio-autobiographie magistrale : la peinture d’une époque et d’un milieu ouvrier, la honte de ses origines, la volonté de s’affranchir de sa condition sociale ou encore la nécessité d’écrire.
Le premier volume, Enfance, est écrit en 1966 alors que Tove Ditlevsen est internée dans un hôpital psychiatrique, « la période la plus heureuse de ma vie » dira-t-elle plus tard. L’autrice y retrace ses jeunes années à Istedgade, quartier ouvrier de Copenhague, où la misère n’est jamais loin. Le petit deux-pièces familial contraint à une promiscuité étouffante, parents et enfants partagent la même chambre. Le spectre du chômage menace le père ; la famille serait alors obligée de dépendre de l’aide sociale, la pire des déchéances - avec celle d’être fille-mère, qui guette les adolescentes du quartier. La mère, femme au foyer, a des accès de violence terribles contre la petite fille. Elle lui préfère l’aîné qui semble posséder toutes les qualités dont Tove est dépourvue. Une famille digne d’un conte, univers dans lequel se réfugie l’enfant : la petite voisine s’appelle « Raiponce », la directrice de l’école « ressemble à une sorcière », « Hans la Galle », « Lili la Jolie » ou encore « Pif en zinc » complètent la galerie de personnages. L’autrice invente très jeune le moyen de surmonter la « sombre fureur » maternelle : « de longs mots étranges rampaient lentement autour de mon esprit en tissant une sorte de membrane protectrice. Une chanson, un poème, quelque chose d’apaisant, de mélodieux et d’infiniment mélancolique, sans être jamais ni douloureux, ni triste comme serait, je le savais, le reste de la journée». Une des grandes forces de La Trilogie de Copenhague est d’épouser la perception du monde de la narratrice selon son âge et d’assister à son évolution. Enfant précoce - elle sait lire et écrire avant son entrée à l’école - la lecture est son refuge. A sept ans, la petite Tove annonce à sa famille qu’elle souhaite devenir poète. A dix ans, elle commence un carnet de poésies, jalousement gardé pour éviter les moqueries de ses proches. Après les vertus de l’imagination, l’enfant découvre celles des mots : « l'écriture apaise le chagrin de mon cœur en souffrance ». Son amitié avec Ruth apporte gaité et légèreté dans son quotidien morose, dans cette enfance qui n’en finit pas - associée de façon récurrente à des images d’enfermement : « L’enfance est longue et étroite comme un cercueil ». Les discussions entre filles au coin des poubelles constituent son éducation sexuelle et la confrontent à un avenir tout tracé angoissant. Enfance se termine avec sa confirmation, elle a quatorze ans et doit, bien malgré elle, quitter l’école pour le monde du travail.
Dans Jeunesse, Tove Ditlevsen raconte son émancipation progressive : éducation sentimentale décevante, initiation politique alors qu’Hitler arrive au pouvoir, premiers boulots ingrats, mal payés, mais qui lui permettront à dix-huit ans de quitter le domicile parental. Avoir un lieu à soi est, comme chez Virginia Woolf, une nécessité impérieuse pour la poétesse en devenir : « J'aspire tant à avoir un lieu à moi où je pourrais m'exercer à écrire de vrais poèmes. J'aspire à une pièce avec quatre murs et une porte qui ferme. Une pièce meublée d'un lit, d'une table et d'une chaise, avec une machine à écrire ou du papier et un crayon, rien de plus. Si, une porte que je pourrais fermer à clé. » Les débuts malheureux de l’autrice dans le monde du travail donnent lieu à des pages savoureuses, pleines d’autodérision sur sa maladresse, son incompétence et sa naïveté. L’humour chez Tove Ditlevsen permet en effet de contrebalancer la noirceur de la réalité et de désamorcer tout pathos. Car La Trilogie de Copenhague raconte la formation d’une autrice tout en sondant la source de sa profonde mélancolie, d’un mal-être persistant, celui d’ « une enfant qui supporte mal le monde des adultes », qui la conduira vers de multiples addictions - sujet du dernier volume - et au suicide en 1976. Jeunesse se clôt avec la parution tant attendue de son premier recueil de poésies, Une jeune fille, et le début de la Seconde Guerre mondiale.
Plus que quelques mois à patienter pour enfin lire le dernier volume de cette extraordinaire trilogie : Dépendance doit paraître en octobre prochain. Perspective réjouissante !
La Trilogie de Copenhague, volume I Enfance et volume II Jeunesse, Tove Ditlevsen, traduit du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen, éditions Globe, 2023-2024, 158 pages et 204 pages.
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