Dans Toute une moitié du monde[1], essai passionnant sur la fiction, Alice Zeniter écrit : « Ce que je cherche, sans doute depuis le début, en tant que lectrice et en tant qu’écrivaine, ce sont des récits qui me permettent d’entrer en relation avec des êtres qui me sont inconnus et me deviendront proches, tout comme des récits qui leur permettent – à l’intérieur de la fiction – des relations riches, complexes et fragiles. » Son dernier roman, Frapper l’épopée, en est à plus d’un titre la parfaite illustration. En effet, Alice Zeniter nous plonge dans l’histoire complexe de la Nouvelle-Calédonie, territoire qui lui est inconnu et a priori complètement étranger, et tisse finalement des liens avec sa propre histoire.
Tass, professeure de français vacataire, pose définitivement ses valises à Nouméa suite à sa rupture avec Thomas, un métropolitain. Soulagée de n’être plus déchirée entre deux antipodes, elle peine néanmoins à reprendre ses marques. Cette île qui l’a vue naître reste, à bien des égards, insaisissable, indéfinissable, si ce n’est peut-être en négatif : « ce territoire est plein de manques, / ce territoire est plein de creux. / Il n’y a pas de neige en hiver/ […] il n’y a pas. » Lorsque deux élèves de sa classe disparaissent, des jumeaux kanak appartenant à un groupuscule indépendantiste, Tass s’inquiète et part à leur recherche. Le lecteur suit aussi Un Ruisseau, FiDR (Fille de la réussite) et NEP (N’épousera pas un pauvre) dans leur combat pour l’indépendance à travers des actions - particulièrement savoureuses - « d’empathie violente » : « le terrorisme, au sens strict, est inutile car la terreur est stérile. Elle ne produit rien, pas même le mouvement, et certainement pas la compréhension ou la rédemption. […] La seule forme de terrorisme qui soit acceptable, théorise Un Ruisseau, est empathique ». De ces deux fils narratifs, qui finissent bien sûr par se rejoindre, jaillit littéralement une « fantasia », vision magnifique de l’ancêtre de Tass ancrée dans l’histoire de la Kanaky. Lorsqu’elle est proclamée sous « pavillon français », la Nouvelle-Calédonie devient « une colonie pénitentiaire de remplacement » où libres et libérés français et algériens s’approprient les terres kanak. Et le roman, sur quelques pages, se mue en un essai stimulant.
Alice Zeniter s’empare de l’héritage complexe de ses personnages (et du sien) avec intelligence et délicatesse. Au risque de l’appropriation culturelle, elle oppose une histoire commune du colonialisme et la nécessité de faire exister tous les récits, de faire entendre toutes les voix. La formidable gageure du roman est de proposer une écriture singulière inspirée par la culture kanak dans laquelle le temps et l’espace sont indissociables. L’histoire kanak se lit dans le paysage, comme celle de l’aïeul de Tass est gravée dans la nacre de coquillages. Le roman est composé de strates - l’histoire ouvre sur une autre puis encore une autre dans une vertigineuse mise en abyme - et de différents sédiments - citations en exergue, fragments de poèmes, textos, ou encore néologismes revigorants (citons par exemple « le gendolice » et « le polidarme ») - qui rendent compte de la richesse et de la complexité de la Nouvelle-Calédonie. La narration au plus près de ses personnages offre au lecteur une perception sensorielle et sensible de l’île : sa moiteur ambiante, le chamarré de ses fleurs, ses « araucarias aux silhouettes noires et splendides contre les nuages blancs » ou encore le « mélange de claquements et de coassements » des margouillats.
Une lecture instructive et saisissante.
Frapper l’épopée, Alice Zeniter, Flammarion, 2024, 352 pages.
[1] Toute une moitié du monde, Alice Zeniter, Flammarion, 2022, 240 pages.
Comments