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Photo du rédacteurFleur B.

Intermezzo de Sally Rooney et Résister à la culpabilisation, sur quelques empêchements d’exister de Mona Chollet

Mona Chollet et Sally Rooney, deux icônes de la littérature contemporaine, placent la culpabilisation au cœur de leur réflexion dans des œuvres très différentes.


Intermezzo, le dernier roman de Sally Rooney, s’intéresse à la complexité des relations familiales et amoureuses, entravées notamment par une culpabilisation due aux normes sociétales. Dans Résister à la culpabilisation, Mona Chollet remonte aux origines du sentiment de culpabilisation, véritable fléau qui touche particulièrement les femmes, et en déconstruit les mécanismes. Les deux autrices font entendre cette voix intérieure, intransigeante et épuisante, agression constante de soi contre soi - la voix de la culpabilisation. Et nous encourageant ainsi à la contraindre au silence.


Sally Rooney trouve dans le flux de conscience le procédé idoine. Ses personnages sont sans cesse assaillis par les reproches de leur voix intérieure. La plume avisée de l’Irlandaise rend ainsi les méandres d’une pensée toujours en mouvement et la complexité des sentiments, accrue par les non-dits et le poids des convenances sociales : « Ce sang brûlant qui bat dans ses oreilles, est-ce de la honte qu’il ressent, ou uniquement de la gêne : la gêne mineure d’une situation bizarre, ou la vraie honte d’avoir moralement tout faux. De quoi est-on capable de s’accommoder dans la vie, et quelle quantité la vie peut contenir sans se briser ? »

Peter, juriste de 32 ans, a une relation amoureuse avec Naomi, de dix ans sa cadette. Lors des funérailles de son père, il retrouve son frère, Ivan, et Sylvia, son grand amour qui a mis fin à leur histoire suite à un accident aux séquelles irréversibles. Ses sentiments pour elle sont toujours vifs, il ne sait comment les concilier avec ceux qu’il éprouve malgré lui pour Naomi. Il ne s’autorise à aimer ni l’une ni l’autre. Ivan, génie des échecs de 22 ans, tombe amoureux de Margaret, 36 ans, lors d’un tournoi auquel il participe. Margaret vit cette passion avec un homme bien plus jeune de façon coupable. La réaction de Peter lorsqu’il apprend cette relation lui donne raison : elle est certainement anormale, forcément dépravée pour aimer Ivan alors qu’il a dix ans de moins qu’elle ! C’est ici un des points faibles d’Intermezzo : cette stigmatisation semble excessive et déplacée. L’histoire ne convainc jamais tout à fait. Difficile en effet d’adhérer à des personnages si rigides, passéistes et caricaturaux - le joueur d’échecs aux légers troubles autistiques, la jeune femme futile qui commence chaque phrase par « genre », la trentenaire dont l’âge « mûr » est rédhibitoire - et à une intrigue si peu réaliste. Si les flux de conscience sont globalement une réussite, les dialogues sont en revanche souvent d’une platitude navrante. Néanmoins, se dessine peu à peu dans le roman une nouvelle carte du tendre, dans laquelle chaque couple peut trouver sa place : « Tous autant qu’ils sont, ils sont aimés, et, de façon complexe, nécessaires les uns aux autres. Pour le meilleur et pour le pire. C’est inextricable. Cette toile emmêlée. » La thématique du deuil, autre ressort de la culpabilisation, est elle aussi abordée avec finesse. Malgré des faiblesses d’écriture, le dernier roman de Sally Rooney réussit ainsi à intéresser.


Mona Chollet sonde dans son essai les mécanismes de cette culpabilisation qui empoisonne les personnages de Sally Rooney, bon nombre de lecteur.rices, et l’autrice elle-même : « Le chef tyrannique est dans ma tête. Il s’accroche. »  On a plaisir à retrouver sa plume fluide et limpide, si agréable à lire, et son humilité. Mona Chollet prouve en l’adoptant pour la première fois que l’écriture inclusive ne heurte en rien la lecture. Sa réflexion est, comme dans ses essais précédents, richement documentée, et mêle références savantes et exemples concrets, parfois personnels. Elle cite aussi bien saint Augustin, Alice Miller, bell hooks que Simone Biles. Le propos est peut-être moins percutant que dans Sorcières ou Beauté fatale, néanmoins Résister à la culpabilisation a le mérite de dénoncer un fonctionnement psychique dévastateur largement partagé et normalisé. Mona Chollet commence par saper les fondements historiques et religieux de la culpabilisation féminine. Puis, elle perd un peu de vue son sujet dans le second chapitre puisqu’il s’attaque aux débats éducatifs actuels - notamment portés par Caroline Goldman - qu’il faudrait selon elle recentrer sur l’enfant. Les chapitres suivants consacrés à la culpabilisation des mères et des travailleurs auxquels on demande toujours plus d’abnégation sont les plus intéressants. L’autrice s’y attelle avec brio à « démanteler la culture du surmenage » : « Nous devrions changer ce rapport masochiste et compulsif au travail, perdre l’habitude de mesurer l’intensité de notre engagement aux plumes que nous y laissons. Nous devrions questionner une mystique de la souffrance qui va trop souvent de soi – et qui est une aubaine pour les exploiteurs. » En déconstruisant ainsi les rouages de cette voix intérieure accusatrice et moralisatrice, Mona Chollet, à défaut de nous en prémunir pleinement, offre une sororité salvatrice et invite, comme Sally Rooney, à plus d’indulgence envers soi et autrui.


« Il faudrait préserver un noyau d’amour de soi qu’on ne laisse pas arracher, qu’on protège, avec la certitude qu’on en a le droit, et même le devoir. » Quel précieux conseil !

 


Résister à la culpabilisation, sur quelques empêchements d’exister, Mona Chollet, Zones, La Découverte, 2024, 272 pages.

Intermezzo, Sally Rooney, traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, Gallimard, 2024, 464 pages.

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