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Kolkhoze, Emmanuel Carrère

  • Photo du rédacteur: M. O.
    M. O.
  • 3 oct.
  • 2 min de lecture

On l’attendait, ce livre. Depuis Un roman russe où Emmanuel Carrère dévoilait, malgré l’interdit maternel, le secret familial du grand-père collaborateur disparu, sans doute fusillé, en 1945, on se disait qu’il écrirait cette histoire après la disparition de sa mère. Mais Kolkhoze est bien plus que que le roman de sa mère ou de son grand-père, c’est un roman familial - où le personnage du père, prince consort humilié, a une présence émouvante. C’est surtout son véritable roman russe : l’histoire personnelle passée et présente se mêle à celle de l’ex-URSS et à l’actualité de la guerre en Ukraine. Curieusement, alors que le sujet est intime, c’est peut-être un des livres autobiographiques de Carrère le moins narcissique et le plus apaisé parce qu’il ne s’appesantit pas sur ses épisodes dépressifs et ses déboires sentimentaux et que les sujets qu’il aborde - l’enfance, les origines, les secrets familiaux, la vieillesse et la mort des parents - nous concernent tous, d’une manière ou d’une autre.

 

Emmanuel Carrère retrace l’histoire de sa famille sur trois générations depuis l’exil de ses arrière-grands-parents, Nino et Vano, en 1921, jusqu’à la cérémonie d’hommage à sa mère aux Invalides en 2023. Une histoire de famille qui est aussi un peu une histoire de France avec ses heures troubles - la collaboration et l’épuration - et ses destins exceptionnels. Ou comment la petite Hélène Zourabichvili, moquée pour son nom imprononçable et qui n’apprit le français qu’à cinq ans devint une historienne renommée, figure médiatique et secrétaire perpétuelle de l’Académie Française. C'est aussi une histoire de la Russie, depuis l’URSS quittée précipitamment par ses ancêtres jusqu’à Poutine et l’invasion de l’Ukraine.

 

L’auteur porte un regard terriblement lucide sur lui-même et sur les siens. Ni hagiographie ni règlement de compte, Emmanuel Carrère dit avoir voulu « écrire ce livre sous le signe de la piété filiale ». Et il est vrai que le souvenir de l’enfance, ce moment de fusion où les parents sont pour les enfants des dieux tout puissants et bienveillants, irradie le livre. Il s’illustre dans quelques souvenirs fondateurs : le petit garçon qui apprend à nager et se dirige avec confiance vers sa mère ou l’enfant endormi dans les bras de son père : « Si je dois garder un son de mon passage sur terre, c’est celui-ci : le crissement du gravier sous les pas de mon père qui me porte, une nuit d’été, sur le parking de l’hôtel du Chapon fin. ». L’écrivain s’inscrit dans une lignée : sa mère, bien sûr, mais aussi l’oncle Nicolas dont il découvre les Mémoires et peut-être plus encore son père à qui il rend hommage : « J’ai quelquefois pensé (….) que cette très longue histoire, ma mère en a été l’héroïne, mais que lui, en secret, du fond de son bureau sombre tendu de toile de jute vert bouteille, me l’a dictée. » Dans un certain sens c’est lui l’écrivain de la famille puisqu’il s’adonna passionnément à des recherches généalogiques et écrivit l’histoire de la lignée géorgienne.

 

Intelligent et ironique sans être sarcastique, émouvant tout en évitant le pathos, Emmanuel Carrère nous séduit par ses talents de conteur. On est touchés et l’on rit aussi au cours de cette lecture fluide et prenante.

 

Kolkhoze, Emmanuel Carrère, POL, 2025, 560 pages.

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