Histoire d’amour, quête de soi, réflexion sociologique, L’avancée de la nuit est un récit saisissant où les êtres se cherchent et se perdent dans un incessant va et vient rythmé par une écriture toute en nuances.
Dès la première page, le lecteur comprend que l’histoire d’amour qu’il s’apprête à lire ne connaîtra pas de fin heureuse : « Paul était avec Sylvia quand il apprit ce qu’il en était d’Amélia Dehr. […] Ce fut un coup de téléphone, elle était entre la vie et la mort et l’issue du point de vue de Paul était certaine, Amélia Dehr n’étant pas du genre à échouer dans ses entreprises ». Le récit, déroulé en trois temps, reconstruit ensuite l’histoire de Paul et Amélia, les amants maudits. A l’image de la structure narrative, l’écriture de Jakuta Alikavazovic n’a de cesse de revenir sur elle-même, de reprendre un mot pour l’infléchir légèrement. Une écriture qui se construit et se déconstruit, reflet de l’histoire d’amour narrée – ou peut-être est-ce le contraire ?
Paul et Amélia donc. Deux jeunes gens qu’a priori tout oppose. Elle, riche héritière, solaire et intrépide, est au centre de tous les regards et au cœur de toutes les rumeurs : « Quand elle entre dans une pièce, quelqu’un sort en pleurant ». Lui, solitaire, discret, travaille dans l’hôtel où elle réside. Le premier regard, loin d’être amoureux, n’est pas sans rappeler la rencontre d’Aurélien et Bérénice[1]: « C’est ça, Amelia Dehr ? » s’étonne Paul face à des camarades médusés. La suite de leur histoire se joue sur la même partition, à contre-temps, « une valse d’évitement ». Leurs yeux ne se rencontrent pas, et c’est d’abord à travers un écran de surveillance que Paul regarde Amelia, cherchant à percer son mystère. Simple histoire d’amour respectant ou détricotant les topoï du genre ? Non, elle est la trame sur laquelle l’auteure greffe une réflexion singulière, foisonnante et captivante.
Les figures féminines sont centrales, en quête d’une liberté qui les pousse à la fuite : « On ne peut rien glisser entre une personne et sa liberté… Ni ses soi-disant responsabilités, ni même ses enfants. La liberté est une peau que nous portons, et comme la peau, elle a plusieurs couches et ne s’ôte qu’à grand prix ». Ce sont aussi les grandes absentes du roman, celles qui ont disparu, qui laissent des questions sans réponse. Amélia part à Sarajevo sur les traces de sa mère mystérieuse, jusqu’à devenir elle aussi une mère évanescente. Les hommes restent, attendent, et se perdent. Ainsi de Paul qui a conscience d’être devenu « un être entièrement compromis. […] Par l’ignorance, par la négation de lui-même, de son origine ». Il fait de la peur son fonds de commerce et prospère en la distillant sous couvert d’en prémunir ses clients. Dans sa dernière partie, le récit confine au roman d’anticipation, la société devient de plus en plus sécuritaire, laissant la peur la gangrener à tous les niveaux : « la ville naît de la peur mais la peur s’infiltre et la ville devient le lieu de ce qu’elle devait tenir à distance ». La nuit s’avance, s’installe, les lumières envahissent la ville, mais rien n’empêche les enfants de disparaître mystérieusement… Toutes les précautions restent vaines, Paul en fera la douloureuse expérience, car il le sait bien « le danger ne viendra pas de là où tu crois […]. En même temps, le danger viendra exactement de là où tu crois ».
Cette « ville de demain » -un Paris fantasmé, en devenir- permet un parallèle saisissant avec la ville saccagée de Sarajevo, dans laquelle, malgré la fin de la guerre, la peur continue à se transmettre aux générations suivantes : « les enfants de ces enfants qui auront des rituels étranges, qui sans avoir vécu la guerre […] lèveront parfois le nez sans savoir ce qu’ils cherchent. » Jakuta Alikavazovic, d’origine bosniaque, se livre alors imperceptiblement : ses romans ne sont-ils pas hantés par le spectre de cette guerre qu’elle n’a pas vécue ? Dans de très belles pages, la fiction s’estompe pour laisser place à l’Histoire, le récit se fait alors tribune pour évoquer l’ingérence de la communauté internationale : « C’était les débuts de l’Union européenne et d’une certaine façon cela en fut déjà la fin, révélant à qui voulait le voir – ou n’avait d’autre choix que de le voir- une mascarade grinçante d’impuissances mises en scène, revendiquées, de débats, de questions rhétoriques, était-ce une guerre civile ou pas, à proprement parler ; y avait-il génocide, à proprement parler ? Qui savait quoi, qui avait fait quoi, laissé faire quoi ? ».
L’avancée de la nuit, Jakuta Alikavazovic, Editions de l’Olivier, 2017, 279 pages
[1]« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin.», in Aurélien, Aragon, page 1
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