La nuit au cœur, Nathacha Appanah
- Fleur B.
- 13 sept.
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 sept.
L’ouverture du roman fait le portrait successif de trois hommes a priori ordinaires : « à le voir ainsi […] on n’imagine pas » conclut pour chacun la narratrice avant de les enfermer ensemble dans une « pièce imaginaire » où « ils seront […] bouches fermées, à la merci de cette histoire ». Car il s’agit d’inverser les rapports de force, de renverser la parole et de reprendre la maîtrise du récit. Ces hommes ne seront que des initiales, des êtres de papier dans les mains de l’autrice démiurge.
Dans La nuit au cœur, Nathacha Appanah affronte avec courage et honnêteté ce qu’elle nomme « l’angle mort de ma vie », à savoir la situation d’emprise et de violence qu’elle a vécue entre ses 17 et ses 25 ans avec un homme bien plus âgé. Elle entrelace à ce pan longtemps occulté de sa vie, l’histoire d’Emma, une cousine, et de Chahinez Daoud, toutes deux victimes d’un féminicide. C’est lorsqu’elle apprend le meurtre barbare de cette dernière en 2021, brûlée vive par son mari, que l’autrice « se sent capable de retourner dans le noir ». Hantée par cette image de trois femmes qui courent dans la nuit pour échapper à la folie d’un homme qui dit les aimer, elle commence le long cheminement qui aboutira à ce livre : « De ces nuits et de ces vies, de ces femmes qui courent, de ces cœurs qui luttent, de ces instants qui sont si accablants qu’ils ne rentrent pas dans la mesure du temps, il a fallu faire quelque chose. »
Nathacha Appanah assemble patiemment toutes les pièces ; elle compulse les journaux, contacte les proches, les avocats, se rend sur les lieux des crimes. Elle scrute, décortique, dissèque les mécanismes de prédation, d’asservissement, de gaslighting mis en œuvre par MB, RD et HC. Elle dénonce aussi les failles du système judiciaire qui a échoué à protéger Chahinez et à rendre justice à Emma. Surtout, elle peint le portrait de deux femmes lumineuses, de deux mères aimantes, loin de celui qu’elle a pu lire dans des journaux prompts à transformer un féminicide en crime passionnel.
Le roman semble se construire en même temps que nous le lisons. Nathacha Appanah nous convie à une réflexion sur ce que peut la littérature face à un tel sujet. Elle nous confie ses découragements, les impasses, les échecs : « Souvent, depuis que j’ai décidé d’écrire ce livre, je perds la foi en ce travail. Ce projet fou de retourner la peau d’une partie de ma vie en racontant son angle mort et sa violence, d’aller à la recherche d’Emma et y parvenir à peine parce que c’est trop tard, de retenir Chahinez dans la lumière du jour à tout prix. […] De lier ces deux femmes à ma vie […], de tricoter entre nous une sororité, de les tenir comme ça, à bout de bras, dans une sorte d’obscurité, de silence et d’impuissance de l’écriture. » Ainsi, la fin du livre est un renoncement à raconter l’indicible, mais par un magnifique tour de force l’autrice transforme l’impasse littéraire en « énergie combative ».
La lecture de La nuit au cœur est souvent éprouvante, notamment lorsque l’autrice nous plonge dans la peur, dans la fuite d’« une figure mi-animale mi-humaine » face à une mort certaine. L’écriture, sublime et insoutenable, épouse alors le souffle court et la confusion de l’esprit de la femme-proie. Mais le roman est aussi porté par l’espoir. Au cœur de la nuit, se trouvent des mères qui rêvent et se réveillent en alerte, des voisins qui portent secours, et une autrice qui rend à des femmes sauvagement assassinées toute leur dignité.
La nuit au cœur, Nathacha Appanah, Gallimard, 2025, 283 pages.
J’ai trouvé ce livre poignant, intense, terrible , presque douloureux à lire, mais il est absolument nécessaire. Paulette