Olga Tokarczuk nous surprendra toujours. De livre en livre elle réalise une oeuvre riche et originale. Chacun nous entraine dans un monde différent. Avec ce roman de sanatorium étonnant elle épouse et bouscule les conventions du genre.
En 1912, Mieczyslaw Wojnicz, jeune polonais, vient soigner sa tuberculose au sanatorium de Görbersdorf, en Allemagne. Les journées s’y écoulent lentement au rythme des soins, des temps de repos, et des repas copieux, agrémentées seulement par des promenades et par la consommation d’un alcool local à base de champignons. Mieczyslaw loge à la « Pension pour Messieurs » avec d’autres pensionnaires, personnages aux caractères bien distincts. Dans cet univers clos et oisif uniquement masculin, les discussions tournent vite autour du même sujet « la question de la femme ». Si les femmes sont quasiment absentes du roman, à peine entrevues - l’épouse du médecin, l’infirmière, la curiste russe au chapeau - elles sont omniprésentes dans les propos et les obsessions de ce cercle de messieurs misogynes. L’autrice s’amuse à paraphraser dans ces discussions les opinions de nombre d’hommes célèbres qu’elle cite en fin d’ouvrage, en particulier leurs jugements sur les femmes écrivains qu’elle rapporte avec une délicieuse auto-dérision : « Lorsqu’elles se piquent d’écrire elles décrivent toujours en détail les robes et les motifs des tapisseries (…) Elles cèdent souvent à une attirance pour l’invraisemblable : les esprits, les rêves, les tourments nocturnes… » Les femmes dans le roman ce sont aussi et surtout les Empouses - démons femelles issues de la mythologie grecque. Sortes de divinités invisibles, mi-fées, mi-sorcières, elles habitent les forêts et interviennent régulièrement dans la narration à travers le pronom « nous ». Elles portent un regard ironique sur ces hommes sérieux, pontifiants et ridicules.
Ce qui est mis en cause à travers le personnage de Mieczyslaw, jeune homme naïf et hypersensible qui se sent différent, c’est une certaine vision de la virilité et de l’éducation imposée aux garçons. Enfant unique ayant perdu sa mère à la naissance et élevé par un père sévère, Mieczyslaw, a connu très peu de femmes. Son seul souvenir de douceur maternelle est celui de la vieille servante qui prenait soin de lui durant ses premières années. Le jeune homme se rappelle avec horreur ses années de collège, l’initiation à la chasse et le rite barbare de la soupe au sang, toutes choses qu’il abhorrait. Il résume ainsi ses années de formation : « Etre un homme, c’est apprendre à devenir hermétique à ce qui vous dérange. Voilà tout le secret. » Deux mondes s’opposent au cours du récit : à celui, majoritairement masculin, de l’ordre et de la raison qui régit la routine du sanatorium s’oppose l’univers mystérieux et inquiétant de la forêt où règnent les forces telluriques et où poussent d’étranges champignons. La forêt, c’est aussi le domaine des femmes, des « Tuntschi », ces poupées de bois, de pierre et de végétaux que se fabriquent les charbonniers privés de femmes, et des Empouses qui exigent chaque année leur tribut de chair masculine.
Au cours de ce roman de formation Mieczyslaw découvre tout à la fois la sexualité et la mort. Au chevet de son ami malade, il s’interroge : « - Qui voudrait nous tuer et pourquoi? Qu’avons-nous fait de mal? - Il nous a suffi de naître, répond Thilo. » Il doit finalement renoncer à ses certitudes et apprendre à vivre dans un monde « flou, trouble, vacillant, tantôt comme ci, tantôt comme ça. Cela dépend du point de vue. » Apprendre aussi à s’accepter tel qu’il est car, comme le lui enseigne le médecin du sanatorium : « ce qui en nous est faible nous donne de la force. »
Cent ans après la parution de La Montagne magique, cette réécriture féminine et contemporaine nous enchante. Par la liberté et l’inventivité de son écriture où le réalisme frôle le fantastique, où l’humour côtoie le drame, Olga Tokarczuk s’affirme une fois encore comme un grand écrivain.
Le banquet des Empouses, roman d’épouvante naturo-pathique, Olga Tokarczuk, traduit du polonais par Maryla Laurent, Les Editions Noir sur Blanc, 2024, 291 pages.
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