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  • Photo du rédacteurM. O.

Le livre invisible - Le journal invisible, Sergueï Dovlatov

Dès son avant-propos, l’écriture de Sergueï Douvlatov séduit par sa vivacité, sa concision et son ironie. Dans la lignée de Gogol, mais un Gogol qui aurait lu Kafka et Hemingway. Difficile de définir cet ouvrage d’un genre hybride comme le constate l’auteur lui-même : « Comment donc appeler tout cela : Dossier ? Mémoires d’un homme de lettres ? Dissertations sur un sujet libre ? » Cela tient de l’autobiographie et de la nouvelle. L’auteur insère en effet de courts textes - anecdotes, plaisanteries - extraits de ses Carnets qui émaillent le récit de sa vie.  

 

Le premier ouvrage, Le livre invisible, est consacré à l'impossibilité de publier librement dans l’URSS des années 70. Pendant plus de dix ans, Douvlatov se heurte aux refus répétés des autorités, d’autant plus absurdes et insupportables qu’ils ne sont pas justifiés et qu’il ne peut jamais rencontrer le fonctionnaire responsable de cette décision. Les compte-rendus de lecture reconnaissent la qualité de l’oeuvre mais se contentent d’ajouter, dans un jargon administratif, qu’il leur est impossible de publier le manuscrit. L’auteur narre avec verve des épisodes tragi-comiques, des anecdotes qui seraient désopilantes si la situation ne le poussait pas au désespoir. « Devant mon nez, une feuille de papier. Je traverse cette plaine blanche enneigée, tout seul. » Un manuscrit en cours de publication est même brusquement interdit par le KGB, sans raison. Pour survivre, l’écrivain, qui est aussi journaliste à Léningrad puis à Tallin - dans l’Estonie alors soviétique - écrit une nouvelle conforme à la ligne politique « quatre-vingt mille signes de prose bien-pensante, aussi bâclée que vomitive ». Publiée dans une revue, adaptée à la radio et à la télévision, celle-ci lui rapporte mille roubles. Tel est le douloureux dilemme : vendre son âme pour se faire publier ou sombrer dans l’amertume et l’alcoolisme. La nécessité, pour lui vitale, d’être publié et l’intensification des persécutions - il est brièvement emprisonné - décident Dovlatov à partir pour les Etats-Unis en 1978. 

 

Le deuxième livre, Le journal invisible, raconte les premières années d’exil en Amérique, dans la colonie russe de New-York. Adaptation difficile, Dovlatov ne maitrise pas l’anglais et mesure - souvent avec humour - le fossé qui sépare les mentalités et les modes de vie russes et américains : « Les Américains sont naïfs, rassis, sans coeur. Impossible de se lier d’amitié avec eux. Ils boivent de la vodka en doses microscopiques. Dans des verres qui ressemblent à des bouchons de dentifrice. » L’Amérique n’est pas l’Eden espéré. Ici, le problème n’est pas la censure politique mais l’argent. Heurts et dissensions opposent aussi Dovlatov et ses amis aux émigrés russes de la première génération, religieux et nostalgiques de l’ancien régime tsariste. « Ce sont leurs chagrins que ceux qui partent échangent contre d’autres chagrins, voilà tout. » Dans un monde capitaliste, ces intellectuels immigrés sont des déclassés, des inutiles, des sortes de perdants magnifiques. Finalement, grâce au soutien financier d’une association, l’écrivain et ses camarades tentent de créer un journal russophone. Le New Yorker accepte une de ses nouvelles. Le livre invisible est ensuite édité aux Etats-Unis en 1977 et Le journal invisible en 1985 ainsi que l’ensemble de ses manuscrits. Serguei Dovlatov meurt à New-York en 1990, à l’âge de 48 ans, peu avant que ses oeuvres soient publiées et reconnues dans son pays.  

 

Plus qu’un témoignage, la voix, drôle et tragique, d’un écrivain toujours actuel. 

 

 

Le livre invisible - Le journal invisible, Sergueï Dovlatov, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, La Baconnière,  2023, 218 pages. 

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