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Le Magicien, Colm Tóibín

Le Magicien, c’est lui, Thomas Mann, Le Grand Ecrivain Allemand, surnommé ainsi parce qu’il amuse les enfants avec ses tours de magie mais surtout parce que, tel l’alchimiste, il transfigure la réalité en oeuvre d’art. La demeure familiale de Lübeck est ainsi transposée dans son premier roman, Les Buddenbrook, qu’il publie à l’âge de vingt-six ans ; le séjour au Grand Hôtel du Lido lui inspire sa nouvelle Mort à Venise ; le sanatorium de Davos où sa femme est soignée devient le lieu de La Montagne magique, son chef-d’oeuvre. Avec lui, tout est matière à littérature. Deux passions


Tout semblait lui sourire - l’enfance aisée, le beau mariage, le succès rapide et la reconnaissance, le prix Nobel de Littérature en 1929 - mais le tragique ne l’épargne pas. Sa soeur Carla se suicide en 1910, son autre soeur Lula en 1927, son fils Klaus en 1949. En 1933, il doit quitter l’Allemagne parce qu’il est partisan de la démocratie et que sa femme est d’origine juive. S’ensuivent des années d’exil, d’abord en Suisse puis dans le Sud de la France et enfin aux Etats-Unis. Mais toujours, il écrit. Alors qu’il attend le départ du paquebot pour l’Amérique, il sort son cahier et travaille à son roman sur Goethe. Cela donne lieu à un épisode savoureux. Quand les douaniers découvrent dans sa serviette des feuillets écrits en allemand et un plan (il s’agit de celui de la salle à manger de Goethe !) il est un moment soupçonné d’espionnage. L’histoire individuelle et familiale de Thomas Mann est intimement liée à celle de son pays. Il incarne la tradition culturelle allemande du roman, de la poésie et de la musique alors que ses enfants, Erika et Klaus, appartiennent à l’Allemagne nouvelle de la république de Weimar, fiévreuse, révolutionnaire et débridée. Mais face à eux émerge et s’impose une autre Allemagne, brutale et barbare, dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.


Colm Tóibín ne cache rien, n’élude rien de la face sombre du grand homme : son attirance pour les jeunes garçons, ses atermoiements face à l’Allemagne nazie, sa distance familiale. Si Thomas Mann hésite à condamner franchement le régime hitlérien - à la différence de son frère Heinrich engagé à gauche et surtout de son fils Klaus, porte-parole de l’opposition en exil1 - c’est par crainte de voir son oeuvre interdite dans son pays et privée de lecteurs. C’est aussi pourquoi, père de six enfants, il se retranche le plus souvent dans son cabinet de travail selon un horaire immuable que rien ou presque ne doit déranger. Il laisse à sa femme, l’admirable et fidèle Katia, le soin de gérer cette famille tumultueuse. On pourrait même la qualifier de dysfonctionnelle ou toxique, pain bénit pour les psychanalystes. Quand le jeune Thomas Mann demande en mariage Katia c’est aussi par le frère jumeau de celle-ci, Klaus, qu’il est attiré. Jalousies, pulsions incestueuses, addictions à la drogue et à l’alcool agitent et meurtrissent la tribu Mann dont le patriarche reste imperturbable dans son exil doré. Alors qu’il donne une conférence à Stockholm, l’écrivain apprend le suicide de son fils Klaus. Après réflexion, il décide de ne pas interrompre sa tournée de conférences en Europe ; ni lui ni sa femme n’assisteront aux obsèques.  


Le biographe s’appuie sur une connaissance approfondie des oeuvres de Thomas Mann et des siens, en particulier de la correspondance et des journaux intimes. Il restitue la vie mouvementée du grand écrivain dans son cadre familier et son contexte historique. Le choix de l’écriture romanesque, avec ses détails réalistes et ses dialogues fictifs, donne fluidité et naturel au récit et nous rend proches les personnages excessifs, ambivalents et fascinants de cette famille extraordinaire.


Le Magicien, Colm Tóibín, traduit de l’anglais par Anna Gibson, le livre de poche, 2021, 661 pages.


1 Les éditions Libretto ont eu l’excellente idée de republier les textes politiques de Klaus Mann, Contre la barbarie, 1925-1948, 448 pages.

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