top of page

Les Terres indomptées, Lauren Groff

Photo du rédacteur: Fleur B.Fleur B.

Sur des terres encore indomptées, une jeune fille court, sans s’arrêter, à perdre haleine. Fuite en avant désespérée ? Ou bien au contraire est-elle portée par le peu d’espoir qui lui reste, car derrière elle seule la mort l’attend. Lamentations - ainsi fut-elle nommée à sa naissance - quitte l’enfer des hommes, pensant que la nature ne saurait être plus terrifiante et maltraitante. Elle a ramassé quelques affaires à la hâte, empilé ce qu’elle a pu trouver de vêtements, chaussé une paire de « bonnes bottes » dérobées à un mort et elle a fui dans la forêt glaciale enneigée, loin de cette colonie du Nouveau Monde où sévissent les hommes, la famine et les épidémies. Son corps est déjà à bout de force : « frêle était-elle, osseuse, menue, comme une enfant, réduite par la faim à presque rien, à sa racine, à ses nerfs, ses fibres, ses tendons. » Elle doit pourtant le pousser bien au-delà encore, sans répit ; elle ne peut douter que des hommes sont à ses trousses pour une raison que nous ignorerons longtemps. Elle n’a pour tout repère qu’une direction, le Nord, et des fleuves entraperçus sur une carte qu’elle pense suivre pour atteindre une colonie française, dans l’espoir d’y être mieux traitée. Grelotante et délirante sous l’effet de la faim, du froid et de la fièvre, ses souvenirs refluent : voix, cauchemars ou visions réconfortantes.


Abandonnée à la naissance, Lamentations devient servante à l’âge de quatre ans auprès d’une maîtresse en mal d’animal domestique : « quelques jours plus tôt seulement, son singe de compagnie […] s’en était allé au milieu de la rue, attendant tout tremblant d’être écrasé par un cheval car il ne pouvait plus supporter cette vie de servitude. La maîtresse lui cherchait un remplaçant, et bientôt par plaisanterie, et puis sans y penser, elle appela l’enfant du nom du singe mort, Zed ». Elle a bientôt la charge de la dernière-née, la petite Bess, délaissée car différente, qui devient « son jouet sa sœur sa fille, et sa responsabilité, sa plus proche compagne partageant même son lit ». Second amour et bonheur dans sa vie qui, comme le premier - un marin sur un bateau en partance pour le Nouveau Monde - lui est enlevé. Alors Lamentations s’enfuit. Dans sa cavalcade solitaire au cœur des « étendues sauvages créées par dieu », il lui est donné d’être enfin pleinement au monde, et, comprenant le pouvoir des mots, de se choisir un nom qui ne soit plus une insulte : « quelque chose au fond d’elle avait été brisé […], mais cette cassure peut-être avait permis de faire renaître en elle une sorte d’harmonie, inhérente à cette terre, une vibration profonde dont elle ne savait pas qu’elle s’était désaccordée »


La course effrénée de Lamentations se lit en retenant son souffle, tant on craint à chaque page pour sa vie. Les dangers l’entourent, la guettent, la traquent : hommes, animaux sauvages, intempéries. Cette nature hostile se révèle tout autant bienveillante, nourricière, salvatrice : l’hiver fige dans la glace un poisson, le retour du printemps apporte ses bourgeons poivrés et ses nids bien garnis, grottes et souches offrent des abris de fortune. L’écriture de Lauren Groff, remarquablement traduite, est vive, sensitive, à fleur de peau. Elle colle littéralement au corps épuisé et affamé de Lamentations et nous plonge au cœur de la beauté d’un monde originel, un éden âpre mais préservé de la folie des hommes : « Pendant un long moment, elle se vit étendue au milieu de la main de dieu, et la nuit était faite de ses doigts repliés pour la protéger du flamboiement de l’éternité. Les étoiles et la lune étaient l’espace qui s’infiltrait à l’intérieur. La caresse de l’air était un baume sur sa tête, soulageant sa souffrance de ses longs doigts frais. »


Dans Les Terres indomptées, Lauren Groff poursuit son triptyque sur « Dieu et l’Eglise à travers les siècles », commencé avec Matrix, biographie romanesque de Marie de France très inspirée. Le projet se précise à sa lecture : une écriture poétique et charnelle, un ancrage historique, un rapport sensible à la nature, et surtout des personnages féminins incarnés, affranchis et puissants. Le dernier volet à paraître ne nous en intéresse que davantage.


Les Terres indomptées, Lauren Groff, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Corinne Chichereau, éditions de l’Olivier, 2025, 272 pages.

Σχόλια


bottom of page