Paru d’abord en anglais en 1944, Mélodie de Vienne de l’autrichien Ernst Lothar est de la veine des grands romans européens. A la fois saga familiale et fresque historique, il nous plonge dans l’univers de la Mitteleuropa au coeur des bouleversements du XXème siècle.
C’est l’histoire d’un immeuble viennois, comme l’indique le titre en allemand L’Ange au trombone - Roman d’une maison. Durant un demi-siècle, de 1888 à 1938, nous suivons la vie de la famille Alt, constructeurs de pianos, qui occupe cette demeure depuis trois générations, et, à travers elle, l’histoire de l’Autriche. Le destin du n°10 de la Seilerstätte à Vienne et de ses habitants se confond avec celui de l’Empire austro-hongrois finissant. Dans cette demeure cossue à trois étages, construite par leur ancêtre, la famille Alt s’enorgueillit de posséder un piano sur lequel a joué Mozart et maintient des traditions immuables. Plusieurs générations et plusieurs nationalités y cohabitent, image de l’empire dans sa diversité. Otto Eberhard, le frère ainé marié à la fille d’un baron du Tyrol, procureur rigide et hiératique, figure la continuité, figé dans le respect du passé et des conventions à l’image du vieil empereur François-Joseph. Franz, son cadet, plus faible et maladroit, a repris l’entreprise familiale.
Franz crée la surprise quand, à l’âge de trente-six ans, il annonce ses fiançailles avec la belle Henriette Stein, dite Hetti, d’origine juive, et décide de construire un quatrième étage pour y habiter. Elégante et volage, la jeune femme qui a été la maitresse de l’archiduc Rodolphe avant le drame de Mayerling, incarne l’insouciance viennoise, « le luxe de la légèreté » : les promenades au Prater, les bals masqués, les toilettes venues de Paris, les courses, le tokay et le punch à l’aspérule. De leur union vont naitre trois enfants : Hans, Franziska, Hermann, puis, d’une aventure éphémère de Hetti, Martha Monica, la jolie « Mono ». L’assassinat du prince héritier et la guerre de 1914 sonnent la fin de ce monde : l’Empire est disloqué, la révolution éclate à Vienne, les ouvriers de la fabrique Alt se mettent en grève, les manifestations sont violemment réprimées. Hans et Hermann reviennent du front changés ; Franz, victime d’une attaque, perd l’usage de la parole. « La maison d’Autriche n’existait plus. Celle du 10 Seilerstätte existait péniblement. » Les deux frères évoluent à l’opposé. Hans, qui a suivi le lycée, fréquente les cafés, lit des « livres épouvantables » (Schnitzler, Ibsen, Strinberg…) et s’oriente peu à peu vers le socialisme, influencé par « ce monsieur juif (…) nommé Marx et le sieur Friedrich Engels de Barmen » (dixit l’oncle Otto). Il suit les cours de l’université et les conférences du docteur Freud, tombe amoureux de Selma, une étudiante engagée qui devient actrice et meurt dans des conditions mystérieuses. A l’opposé, son cadet Hermann, revenu du front lieutenant et décoré, est séduit par le national-socialisme ; il trouve dans l’antisémitisme un exutoire à son ressentiment de fils mal aimé par sa mère d’origine juive. On croise ainsi un certain Adolf Hitler, d’abord candidat malheureux à l’Académie des Beaux-Arts, méprisé, surnommé « le blanc-bec aux dents gâtés qui a passé l’examen d’entrée à l’Académie, le barbouilleur, le clown ». Mais, « même quand c’est un clown qui met le feu au monde, le monde brûle. » Et le roman familial tourne à la tragédie.
Ce qui fait le charme de ce roman, c’est autant la finesse de l’analyse que l’élégance du style - l’art de la phrase et de l’ellipse - et la complexité des personnages. Au centre du livre, Henriette, sorte de Madame Bovary, reste indifférente à son mari Franz qui éprouve pour sa jeune et jolie femme une adoration aveugle. Sa vie semble n’être qu’une suite d’échecs, de méprises et désillusions. Elle découvre trop tard qu’elle a épousé pour une mauvaise raison un homme riche qu’elle n’aime pas. Et c’est seulement à la mort de ce dernier qu’elle comprend la force et la valeur de l’amour inconditionnel qu’il lui portait. Mais, depuis le jour de sa visite de fiançailles jusqu’à sa mort, elle irradie de sa beauté, de sa présence, de son charme irrésistible. Paradoxalement, cette famille qui ne l’avait jamais vraiment acceptée, cette maison qu’elle appelait « la prison », elle en devient finalement le symbole. Autre personnage majeur, Hans qui exprime longuement ses idées lors de conférences ou de discussions avec son cousin musicien Fritz, se fait en quelque sorte le porte-parole de l’auteur. Ses réflexions sur l’Autriche, sur l’Europe et l’Amérique rejoignent celles d’un Stefan Zweig, contemporain et ami de Ernst Lothar. Ses remarques sur le théâtre (à travers le personnage de Selma, l’actrice,) se nourrissent de l’expérience de l’auteur qui a été metteur en scène en Amérique et à Vienne. Mais tous les personnages, qu’ils soient principaux ou secondaires, existent dans leur singularité et leur complexité, évoqués d’un trait ou analysés plus longuement : Sophie la vieille tante chanoinesse, Paskiewicz le colonel des dragons coureur de jupons, Christine la cousine mystique, Simmerl le serviteur dévoué, Gaetano Orbellini l’officier italien hâbleur …
Quel plaisir de découvrir un classique trop peu connu, de dévorer une saga familiale et de vivre un moment en compagnie de la famille Alt au n°10, dans cette vieille Europe que l’on quitte avec regret.
Mélodie de Vienne, Ernst Lothar, traduit de l’allemand par Elisabeth Landes, Liana Levi, piccolo, 662 pages, 1944.
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