Comment vieillir sans renoncer à la joie ? se demande Agnès Desarthe. Comment accompagner nos proches qui formulent le désir de mourir dans la dignité ? se questionne Sigrid Numez. Deux livres remarquables qui s’affranchissent des frontières littéraires et qui offrent une réflexion fine et sensible sur la fin de vie.
Ni récit, ni roman, ni essai et pourtant tout cela à la fois, Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Numez et Le Château des Rentiers d’Agnès Desarthe dialoguent tant par leur forme que par leur propos. Une même écriture hybride à la première personne brouille les frontières entre fiction et réalité. A plusieurs reprises, les deux narratrices cèdent leur voix pour en faire entendre d’autres : récits de fragments de vie enchâssés chez Numez, chapitres choraux chez Desarthe. A priori les deux histoires qui nous sont racontées ont peu en commun, mais en leur cœur l’amitié est célébrée, l’attention à porter à la fin de vie primordiale.
Dans Quel est donc ton tourment ? la narratrice rend visite à une amie atteinte d’un cancer incurable ; à sa plus grande stupéfaction - car elles ne sont plus aussi proches que dans leurs jeunes années – celle-ci lui demande d’être là lorsqu’elle mettra fin à ses jours. Simplement être là. Trop déjà pour la narratrice qui finit pourtant par accepter et nous raconte cette éprouvante expérience. Au fil de ce récit cadre, la narratrice nous fait part de ses rencontres, de ses lectures, de ses pensées, de ses souvenirs, réel patchwork qui pourtant s’agence avec une étonnante fluidité. L’autrice construit ainsi finement et intelligemment une réflexion sur le temps qui passe et sur notre désarroi face à la mort. Le titre, magnifique, est emprunté à Simone Weil : « La plénitude de l'amour du prochain, c'est simplement d'être capable de lui demander : « Quel est donc ton tourment ? » » - véritable partition à partir de laquelle Sigrid Numez compose une merveilleuse variation, ode à l’empathie et à la sollicitude.
Le titre chez Agnès Desarthe, Le Château des Rentiers, fait quant à lui référence à une rue parisienne bien réelle du 13ème arrondissement, celle où se trouvait l’appartement de ses grands-parents maternels. Un nom de rue si évocateur qu’à lui seul il pouvait faire naître un roman. C’est en tout cas là que Tsila et Boris Jampolski achetèrent un deux pièces dans un immeuble imposant, conseillant à leurs amis de ne pas rater une pareille occasion. Ayant survécu aux pogroms, aux rafles, aux camps, ils se retrouvèrent pour leurs vieux jours à vivre joyeusement dans une telle proximité qu’ils pouvaient se rendre visite en pantoufles. « A regarder mes grands-parents et leurs amis, on ne craignait pas de devenir vieux. Car vieux ne signifiait pas « bientôt mort ». Vieux signifiait « encore là ». Vieux, au Château des Rentiers, était synonyme de temps. […] Le temps était celui, délicieux et coupable, du sursis. Ils avaient survécu. » Se remémorant ses visites au Château des Rentiers, Agnès Desarthe se met à rêver de vieillir elle aussi entourée de ses amis, dans la joie et les rires des petits - ou même arrière-petits-enfants venus en visite. Aux utopiques Cité des Dames de Christine de Pizan et Abbaye de Thélème de Rabelais, s’ajoute donc aujourd’hui le phalanstère d’Agnès Desarthe, lieu où il fera bon vieillir car amitié et légèreté seront reines.
Quel est donc ton tourment ? Sigrid Numez, Stock, 2023, 265 pages et Le Château des Rentiers, Agnès Desarthe, Editions de l’Olivier, 2023, 224 pages ou Points, 2024, 192 pages.
Comments