L’inflation de la gloire, Gabriele Tergit
- M. O.

- 5 juin
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Tout commence par un malentendu, un simple hasard, presque un gag. Faute de sujet (le dégel n’ayant pas encore eu lieu, il est trop tôt pour sa chronique sur la « gadoue ») un journaliste berlinois écrit un article élogieux sur un chanteur de cabaret. Et c’est l’emballement, l’affluence, le succès, les tournées à l’étranger… On fabrique des poupées à l’effigie de cet artiste, des cigarettes, des chaussures portent son nom, un théâtre lui est même destiné. Mais le temps que celui-ci soit construit, le public s’est lassé et l’on a changé d’époque. Il faut dire que ces événements se déroulent à Berlin en 1930, sur fond de crise économique et de montée du national-socialisme. Les faillites se multiplient, le chômage augmente, l’inflation flambe, l’atmosphère est électrique : « La rue était fiévreuse d’excitation. On voyait partout des affiches électorales […] Mais tous ces grands mots ne pouvaient masquer l’angoisse de tout un chacun qui se demandait s’il pourrait garder sa place, grande ou petite, dans ce monde. » La meilleure illustration de cette rupture se trouve dans la description de la vente aux enchères d’une maison bourgeoise ruinée avec tout son mobilier et son argenterie. Plus personne ne veut de ces meubles majestueux, de ces tapisseries immenses et de ces services à 36 couverts qui partent à des prix dérisoires ; c’est la fin d’un monde. Au terme d’une longue énumération d’objets, le chapitre se conclut de manière brutale : « Et bientôt il ne resta plus rien. »
L’écriture de Gabriele Tergit suit ce mouvement urbain effréné. Dans une sorte de flux qui donne un sentiment d’urgence, elle enregistre les pensées et les paroles des nombreux personnages. Banquiers sans scrupules, patrons de presse opportunistes, commissaires-priseurs cyniques et autres profiteurs ne sont pas épargnés par sa plume satirique et assassine : « Les canailles surnagent et les honnêtes gens coulent. » Elle dépeint avec précision le monde de la presse qu’elle connait bien - ayant été elle-même journaliste à Berlin - avec son quotidien de salle de rédaction et ses difficultés : la concurrence de la radio, le goût du public pour les faits divers les plus sordides : « A quoi bon avoir du talent ? Le manque de talent assaisonné d’un peu de sadisme rapporte beaucoup plus d’argent. Une fille violée a plus de succès qu’une phrase de Goethe. »
Parmi les personnages se détache celui de Käte, symbole de modernité, figure attachante de jeune femme éprise de liberté qui refuse la morale ancienne et le mariage : « Elle était tout le contraire d’une Prussienne. L’ordre, le sens de l’économie, la pondération, la soumission aux valeurs traditionnelles, tout cela lui répugnait (…) Elle était en quête de culture intellectuelle, d’avancement professionnel, de satisfactions à son ambition, de confirmation de sa féminité et de reconnaissance sociale. Elle cherchait. »
On est stupéfait par la lucidité de Gabriele Tergit qui publie ce livre en 1931 - et quitte l’Allemagne dès 1933 - ainsi que par l’actualité de son roman qui nous emporte. L’autrice de la saga des Effinger dévoile ici une autre facette de son talent, dans un genre plus rapide et incisif.
L’inflation de la gloire, Gabriele Tergit, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Christian Bourgois, 2017, 454 pages.

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