Quoi de mieux que de se plonger dans un pavé déroulant l’Histoire sur trois générations? En cent cinquante et un courts chapitres, Gabriele Tergit embrasse soixante-dix ans de l’histoire allemande à travers les destinées des Effinger, fabricants, et de leurs alliés, les Goldschmidt, banquiers. De Bismarck à Hitler, de l’artisanat à l’industrie, de la sobriété prussienne au faste d’avant-guerre puis à la crise, du patriarcat à la lutte pour l’émancipation féminine, nous suivons l’histoire des nombreux membres de ces deux familles.
Mathias Effinger, horloger, et sa femme Minna vivent à Kragsheim, petite ville provinciale, une existence sobre et routinière marquée par l’obsession du travail, de l’économie et de la propreté. Leurs fils suivent des chemins différents et se passionnent pour la modernité et l’industrie naissante. A Berlin, Karl et Paul développent la fabrication de la « voiture sans rail » et s’enrichissent. La Première Guerre mondiale et la crise de la République de Weimar qui suit la défaite interrompent brusquement cette expansion. Le pays sombre dans le chômage et l’inflation dont la montée est scandée par les titres des chapitres « 10 000 marks valaient un dollar, 30 000 marks…, 1 million de marks… » Inconscients, les personnages ne voient pas venir l’imminence du danger national-socialiste. Au fil des pages, quand la tragédie approche, les chapitres se font plus courts et le rythme s’accélère.
Car les personnages sont juifs, même si on l’oublierait presque, à quelques détails près dpratique religieuse qui se réduit aux grandes fêtes, interdiction professionnelle dans l’armée et l’université…- tant ils sont allemands, habités par les valeurs prussiennes d’austérité et d’épargne, portés par leur foi dans le progrès et le socialisme ou animés de l’esprit des Lumières. A un ami qui reproche à Erwin d’adopter les coutumes allemandes, jusqu’à celle du sapin de Noël, Erwin répond : « Chez moi, c’est l’Allemagne, et ce sont l’histoire allemande et l’art allemand qui m’intéressent. (…) La Palestine, ce n’est pas chez moi. » L’autrice s’en expliquait d’ailleurs à un éditeur : « ce n’est pas le roman du destin juif, c’est un roman berlinois où beaucoup de gens sont juifs. » Rattrapés par l’Histoire et les persécutions, les Effinger qui sont restés perdent tout, l’usine, la fortune et la vie. La tragédie est évoquée simplement, d’une phrase, à travers le point de vue de la vieille servante de la famille : « Elle les avait tous vus jusqu’au moment où ils avaient été emmenés. » Seule Lotte, prévenue à temps par ses camarades du théâtre, part précipitamment : « Elle ne descendit pas pour prendre ce qui était dans sa maison. Elle ne retourna pas en arrière pour prendre son manteau. » Comme le fit Gabriele Tergit elle-même en mars 1933.
Ce roman historique d’inspiration autobiographique a en effet été écrit au cours de ses exils, entre 1933 et 1950, en Tchécoslovaquie, en Palestine puis à Londres ; plusieurs manuscrits en ont été perdus. Refusé par plusieurs éditeurs, il est publié sans succès en 1951 en Allemagne ; il n’est reconnu que lors de sa réédition en 1978 et vient d’être traduit pour la première fois en français. Fluide et agréable, riche en dialogues où se confrontent des opinions divergentes, le style de Gabriele Tergit a parfois des raccourcis saisissants, des fins de chapitres abruptes. Les descriptions précises des intérieurs et des tenues font revivre toute une époque et nous rendent présents les personnages. Particulièrement vivantes, les différentes figures de femmes incarnent les changements d’époque au fil des générations : Mina, la ménagère toujours active au sein de la sphère domestique, Annette l’élégante berlinoise qui dépense sans compter, Marianne la socialiste et Lotte l’actrice… Aux jeunes filles ignorantes mariées à dix-huit ans succèdent des femmes éprises de liberté qui font des études, s’engagent et travaillent.
C’est aussi un roman sur le temps. On y voit les évolutions et les oppositions entre les générations qui ne se comprennent plus, les ruptures et les grands changements historiques mais les phrases qui reviennent en début de chapitres marquent aussi la permanence des êtres et des choses et le retour des belles journées de printemps. Car la vie continue, comme le dit la devise de la famille : « Contre vents et marées. »
Les Effinger, un grand roman à découvrir, sorte de Buddenbrook au féminin.
Les Effinger, Gabriele Tergit, traduit de l’allemand par Rose Labourie, Christian Bourgois éditeur, 2023, 943 pages.
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