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Photo du rédacteurFleur B.

Cinq femmes, Marcel Cohen

Cinq femmes appartient, selon la distinction subtile trouvée par J-B Pontalis, éditeur du premier volume de Sur la scène intérieure, non au genre autobiographique mais à « l’autographie » : « L’autographie, notait-il, c’est j’écris en mon nom, mais je ne me regarde pas dans un miroir. » En effet, si Marcel Cohen se raconte bel et bien, ce n’est qu’en filigrane, laissant des femmes admirables, pour ne pas dire exceptionnelles, être les héroïnes de ce second volume. Chacune à sa manière l’a enraciné dans la vie. Tout d’abord, quatre femmes simples et extraordinaires, liées à son enfance chaotique marquée par la Shoah, dont il fait des portraits bouleversants. La dernière, Gabrielle Bertrand, est une aventurière qui reste trop méconnue. Chacune fait l’objet d’une partie distincte, suivant un ordre chronologique, qui porte son prénom, et qui est présentée avec solennité - lettres majuscules sur une page blanche avec au dos une photographie en noir en blanc.


Le premier hommage – le plus émouvant – est consacré à Annette, à laquelle l’auteur doit littéralement la vie. Bonne à tout faire chez les Cohen, ils sont tous deux au parc lorsque le 14 août 1943 les membres de sa famille sont arrêtés à leurs domiciles. Son père, deux de ses oncles, ses grands-parents, une grande tante, sa mère et sa petite sœur de sept mois sont déportés et tués à Auschwitz. Annette recueille le petit Marcel, tout juste âgé de cinq ans, suivant les dernières volontés de Marie, sa mère, parvenues à son frère dans une lettre écrite la veille de sa déportation : « Dites à Annette qu’elle me le garde comme son fils. » Elle accueille donc l’enfant à Messac où elle vit avec mari, malgré les risques encourus. Il n’est cependant pas scolarisé de peur que l’enfant ne se trahisse auprès de camarades insistants. Il restera auprès d’eux jusqu’à la fin de la guerre. Puis, Annette disparaît de sa vie. Marcel Cohen part sur ses traces, collecte bribe par bribe toutes les informations qu’il peut glaner sur elle. Au début, bien peu de choses, jusqu’à sa rencontre avec un formidable historien de Messac.


La seconde partie évoque Raymonde, la vie rustique à Vaujours et l’enfant tourmenté que l’auteur était alors : « Orphelin et enfant caché pendant la guerre, je n’acceptais ni l’autorité des hommes qui se substituaient à mon père, ni l’attachement des femmes qui avaient les gestes de ma mère ». Raymonde et son mari François l’accueillent à la sortie de la guerre suite à un concours de circonstances. Sa tante Lily, qui ne peut pas encore le prendre avec elle, cherche désespérément à le scolariser dans un pensionnat aux environs de Paris ; c’est au cours de ses recherches infructueuses qu’elle rencontre Raymonde. Celle-ci lui propose d’héberger le petit garçon et de l’inscrire à l’école communale. « Raymonde était tout entière spontanéité, tendresse » note Cohen, néanmoins il n’a de cesse de fuguer, la laissant chaque fois plus désemparée, « découragée ». Avec François, ils resteront pourtant inébranlables dans leur décision de le garder près d’eux et de lui éviter un « internat pour enfants difficiles ».


La troisième femme au Panthéon personnel de Marcel Cohen est Lily, la sœur de sa mère, aussi extravagante qu’aimante. Elle le récupère dès que sa situation le lui permet et l’élève, avec son mari Emmanuel, auprès de leur fille Suzy qui a le même âge. Les conditions de vie sont longtemps difficiles mais le jeune garçon a retrouvé sa famille. C’est l’occasion pour Marcel Cohen d’évoquer la branche maternelle de sa famille et de faire un portrait touchant de son grand-père, Nono.


La quatrième partie est consacrée à Mme Gobin, institutrice et directrice d’école normale à la retraite, qui va le prendre en pension pendant un an afin de permettre à l’élève rétif qu’il était d’entrer en sixième. Auprès d’elle, il rattrape son retard, et apprend le goût de l’étude, de la lecture et de la connaissance. « J’étais, aux yeux de Mme Gobin, le seul élève à qui elle prétendait avoir, vraiment, appris quelque chose. « Les bons élèves que j’ai eus, disait-elle, auraient été aussi bons sans moi et les mauvais le sont restés. Mais toi, si nous ne nous étions pas rencontrés, tu serais vraiment dans le pétrin. » »


Le dernier portrait est celui de Gabrielle, qui se démarque des autres par sa notoriété et sa vie extraordinaire. Il la rencontre alors qu’il est encore au lycée et rêve de voyager, notamment au Tibet. Elle incarne pour le jeune Marcel la liberté absolue, une soif de vie et d’aventures qui est aussi la sienne : « Il y a toujours eu chez Gabrielle cette impatience à se jeter où rien ne l’appelait et avec l’espoir que là-bas, peut-être, tout pourrait enfin commencer ».


Pour Marcel Cohen, écrire sur autrui ne va pas de soi, il y voit « une forme d’abus, pour ne pas dire d’usurpation ». Comment ne pas trahir ? L’auteur trouve dans l’écriture de Cinq femmes la juste distance en se plaçant à hauteur d’historien, liant des données factuelles - comme l’indique la mention « faits » sur la couverture – patiemment collectées, à ses souvenirs ou à ceux de ses proches. L’auteur ne romance pas, ne comble pas les béances de sa mémoire ou de ses recherches. Ainsi, chaque partie est constituée de courts paragraphes discontinus, qui se succèdent pourtant avec cohérence et fluidité.


Cinq femmes répond de façon remarquable et émouvante au désir impérieux de rendre un hommage nécessaire aux femmes à qui Marcel Cohen dit tout devoir : « il n’y a pas d’autre façon de reconnaître sa dette et se taire équivaudrait à un déni de justice ».


Cinq femmes, Sur la scène intérieure, II - faits, Marcel Cohen, Gallimard, 2023, 192 pages.

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