Raconter les événements qui se sont déroulés le 14 juillet 1789, à quoi bon ? On croit tout connaître de cette journée qui s'inscrit dans le roman national — le pont-levis, l'incendie, le gouverneur de Launay… Mais Eric Vuillard en récrit l'histoire, la sort des clichés et des images d'Epinal en se plaçant du côté des sans-voix, des oubliés. Un récit plein de souffle, de vie et d'humanité.
Après avoir évoqué dans ses précédents romans la guerre de 14, la colonisation et la conquête de l'Ouest[1], Eric Vuillard raconte la prise de la Bastille. Et, cette fois encore, il déplace le point de vue et déconstruit les mythes : « Au fond, le 14 juillet, on ignore ce qui se produisit. C'est depuis la foule sans nom qu'il faut envisager les choses. Et l'on doit raconter ce qui n'est pas écrit. » Il nous apprend ainsi que la première émeute révolutionnaire n'a pas eu lieu le 14 juillet 1789 mais le 23 avril de la même année. Poussés à bout par la cherté du pain et la baisse de leur salaire, les ouvriers pillent la folie Titon, riche demeure de Réveillon, propriétaire d'une manufacture de papier peint ; les soldats tirent sur la foule, laissant plus de trois cents morts sur le pavé. L'écrivain sort de leur anonymat ces cadavres d'émeutiers entassés, numérotés ; il redonne corps et vie à cette entité souvent abstraite que l'on nomme le peuple.
Ce n'est plus une foule indistincte qui s'élance à l'assaut de la Bastille, ce sont des individus que l'auteur fait revivre en leur donnant un nom, une existence, des émotions. De ces petites gens, on sait peu de choses mais assez pour les imaginer : quelques lignes d'état-civil, quelques phrases d'un acte de reconnaissance. Le romancier fouille les archives, sur les pas de l'historien, il traque les mémoires des petits, il écrit dans les blancs de l'Histoire. Ses héros ont nom Claude Cholat, Jean Rossignol ou simplement Maillart, Sagault ou Roger. Ils sont ouvrier, journalier, tonnelier, couvreur ou portefaix. Ils sont jeunes, Parisiens ou venus de province à la recherche d'un emploi — émigrés de l'intérieur parlant leur patois —, ils portent les cheveux longs noués en catogan, ils sont vêtus d’une chemise de grosse toile et de bas de laine, ils ont les poches vides. Parmi eux des femmes aussi, plus méconnues encore : « On ne nous raconte jamais ces pauvres filles venues de Sologne et de Picardie, toutes ces jolies femmes mordues par la misère et parties en malle-poste, avec un simple ballot de frusques. » Et même un Noir, Guillaume Delorme « le Nègre sans-culotte », enfant d'esclave qui a traversé l'océan. « Et combien d'autres dont les noms tombèrent à l'oubli ? Nul ne le sait. Nul ne les connaît. Sans eux, pourtant, il n'y a pas de foule, pas de masse, pas de Bastille. »
Eric Vuillard fait alterner le récit de la journée du 14 juillet et la description de ses protagonistes. La phrase nerveuse, alerte, elliptique parfois car tout va vite, épouse le rythme de la tourmente révolutionnaire. Elle claque comme drapeau au vent. Elle s'enfle et s'amplifie quand la révolte gronde et s'étend, mais sans pathos épique, restant au plus près des faits : même dans les moments historiques, le sublime côtoie le ridicule, le saugrenu, l'aléatoire. Et parfois, le temps est comme suspendu en un ralenti ou un retour dans le passé nous plongeant dans l’intimité d’un personnage, nous faisant partager les peurs, les pensées, les espoirs de ces vies minuscules[2]. Sans jamais céder à la facilité des rapprochements avec notre époque, l’auteur immerge le lecteur dans le Paris du XVIII° siècle avec ce « on » collectif de l’action et parvient à créer du suspens dans le récit des événements dont l’issue est connue.
En ces temps de discrédit du politique il n'est pas anodin de voir des créateurs, dans la littérature comme au théâtre[3], évoquer 1789, ce moment fondateur de prise de parole du peuple, dans la joie, dans l'ivresse, avant la Terreur. Roman historique, peut-être. Geste politique, assurément.
Eric Vuillard, 14 juillet, Babel, Actes Sud, 2018, 208 pages.
Comments