Philippe Forest est, on le sait, un merveilleux conteur. Dans Et personne ne sait, il nous raconte un roman - Le Portrait de Jennie de Robert Nathan, paru en 1939 - indissociable dans sa mémoire de son adaptation cinématographique - par Wiliam Diterle en 1948. Eben Adams, jeune peintre qui a pourtant le sentiment « d'être déjà entré dans l'hiver de sa vie », désespère de ne pas pouvoir vivre de son art. Il peint des paysages, toujours les mêmes, mais sans succès, un peu à contre-temps de son époque : « ses tableaux nouveaux ressemblent désespérément aux anciens, à ceux qu'il a déjà faits mille fois. C'est toujours le même qu'il recommence. Quel que soit le sujet qu'il a choisi. En dépit des efforts qu'il déploie. » On comprend l’attachement de Philippe Forest à ce récit, lui qui avoue de bonne foi avoir « toujours raconté la même histoire ». Un soir d’hiver - la veille de Noël imagine le narrateur - Adams rencontre, au milieu de Central Park enneigé, une enfant « trop jeune […] pour se trouver seule dans un tel lieu et à une telle heure » qui joue à la marelle en chantonnant une étrange ritournelle. Le peintre comprend qu’il a trouvé sa muse. Adams reprend ses pinceaux, peint toujours les mêmes tableaux, mais ses paysages s’enchantent, emplis de celle qui n’y est pourtant plus. Des portraits en négatif pour tromper l’absence. Et enfin, la reconnaissance de son art. Jennie lui rend plusieurs fois visite à son atelier - apparitions tout aussi mystérieuses que la première, d’autant plus qu’elle ne semble jamais tout à fait la même, « se présentant à lui à tous les âges de la vie, jouant à saute-mouton avec les années comme elle jouait à la marelle entre le Ciel et la Terre ». Adams fait alors le portrait de Jennie, son chef d’œuvre, aussitôt acquis par le MET, qu’il cède dans l’espoir de faire revenir son feu follet.
Et personne ne sait est une rêverie mélancolique et érudite, presque un poème en prose. C’est aussi un conte de Noël qui fait resurgir le fantôme d’une autre petite fille, apparue un soir de Noël dans la vie de l’auteur et qui hante, depuis sa mort, son œuvre : « j'ai souvent rêvé d'en écrire un moi-même. En un sens, j'ai toujours essayé. Même si je n'y suis jamais arrivé. J'aurais bien aimé. Je recommence chaque fois que je raconte une histoire. Parfois, je me dis que si j'avais réussi, celle pour qui je l'aurais écrit me serait revenue afin de l'écouter ». Les lecteurs de Philippe Forest savourent à chaque roman une nouvelle variation autour de cet enfant éternel. Elle apparaît ici au détour d'une phrase anodine alors que le narrateur s’interroge sur la temporalité de sa découverte du film : « Bien avant, donc, la naissance de ma fille unique. Avant sa maladie, avant sa mort que raconte depuis, même quand il semble parler d'autre chose, chacun de mes livres ».
Le récit du Portrait de Jennie n’est que l’un des fils du nouveau roman de Philippe Forest. Le narrateur nous convie par ailleurs, dans une alternance savamment orchestrée, à une visite guidée du Metropolitan Museum of Art de New York autour de quelques toiles de peintres américains. Chaque chapitre s’intéresse à un tableau qui entre en résonance avec l’histoire d’Adams et avec la vie de l’auteur. La plume de Philippe Forest se fait pinceau, notamment dans de très belles descriptions de paysages enneigés. Les arts se mêlent, tout comme les œuvres se confondent avec le réel, rendant impossible de déterminer ce qui relève ou non de l’imagination, du rêve, de l’hallucination. La fin du roman parachève très habilement ce brouillage des frontières entre fiction et réalité. Le lecteur s’y perd, avec ravissement.
Philippe Forest l’a dit et répété, il ne croit pas à la littérature de résilience. Si l’Art ne guérit pas, il permet néanmoins de maintenir un dialogue avec l’être disparu : « Depuis le début, avec chacune des histoires que je raconte, je peins le même portrait, je le fais avec l'idée que si un jour j'y parviens vraiment, il rendra la vie à ce que j'ai perdu. D'une certaine façon, en tout cas. Bien sûr, je n'y crois pas. […] Mais si je recommence, sans doute est-ce parce que j'y crois quand même un peu. » Et le lecteur y croit avec lui.
Et personne ne sait, Philippe Forest, Gallimard, 2025, 123 pages.
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