Il n’y aura pas de sang versé séduit tout d’abord par sa grande maîtrise formelle et son originalité. Trois parties composent l’œuvre avec des dispositifs narratifs dissemblables qui s’agencent en filant le leitmotiv de la course. L’écriture tourbillonnante de Maryline Desbiolles cavale d’un personnage à l’autre, ne les lâche pas d’une semelle, même quand l’Histoire les fait sombrer dans l’oubli. Cette ronde folle est aussi celle du plaisir de la langue, des mots qui caracolent et glissent de l’un à l’autre. Plaisir aussi de l’étymologie, des sonorités, des associations impromptues. Un régal.
Dans la première partie, « La course de relais », l’autrice trouve dans cette épreuve d’athlétisme une forme originale pour présenter quatre jeunes femmes, ovalistes - « les servantes des moulins dont l’ovale est la pièce centrale, la pièce motrice » - dans les ateliers lyonnais de soierie au moment de la grève de 1864. Les chapitres filent la métaphore et alternent entre « passage de témoin » et « relayeuse ». La première à s’élancer, Toia, vient du Piémont, et travaille à l’atelier Chareyre où elle est aussi logée « car ces femmes occupent une fonction assez subalterne pour qu’on les fasse vivre à demeure comme des domestiques ». Elle partage son lit avec une autre ovaliste, Antoinette, dont la chaleur et l’amitié sont source de réconfort. La seconde, Rosalie, fille-mère originaire de Nyons, est embauchée aux ateliers des Chartreux. Solitaire, elle se lie néanmoins d’amitié avec une employée d’une fabrique adjacente, et apprend à s’accepter : « Je suis une femme qui tombe, je suis une femme qui boite, je suis une femme qui rit, je suis une femme qui pleure, et de se savoir capable de toutes ces choses la réconforte grandement ». La troisième relayeuse, Marie Maurier, bonne camarade, vient de Haute-Savoie et travaille à l’atelier Pichat à la Guillotière. Une grande cicatrice parfois douloureuse lui raye la paume de la main. Enfin, la sprinteuse, Clémence Blanc, est une lyonnaise qui travaille à l’atelier Bonnardel aux Brotteaux, « le plus gros atelier de moulinage de la ville ». Elle a la chance d’occuper un garni - et non les combles d’un atelier comme la plupart des ovalistes - avec Suzanne, mais celle-ci meurt en couches et « sans sa douceur, les chevaux sont lâchés. La révolte […] est plantée comme une épine dans la chair de Clémence Blanc, une épine qui s’enfonce de plus en plus, on ne peut pas la retirer ». Une cartographie savoureuse de Lyon en 1864 se dessine peu à peu dans l’évocation du quotidien de ces jeunes femmes : ses quartiers ouvriers, mal famés, son bal public de la Rotonde des Brotteaux, son parc - la Tête d’Or - où les ovalistes paradent en habits le dimanche et, bien sûr, les grands bouleversements urbains qui retracent alors les rues de la ville. Chaque histoire d’une relayeuse commence, tel le bâton tendu de l’une à l’autre, par l’évocation d’un « sang versé ». Ce sang, c’est celui des femmes, qui coule dans l’intimité et le silence, contrairement à celui que versent les hommes et qui marque l’Histoire : « Il est vrai qu’il n’y aura pas de sang versé. Les femmes ont déjà versé du sang, le leur, et elles le verseront encore, il n’y a pas de romantisme du sang, pas d’éclat, du sang noir entre les jambes. Un sang impur n’abreuvera pas les sillons. Le sang prétendument impur n’est pas celui des soldats ennemis, mais celui des ovalistes, sang impur, sang caché, de leurs règles, déflorations, accouchements, accidents domestiques sans gloire ».
Maryline Desbiolles noue le destin de ces femmes dans cette grève incroyable menée à l’été 1864 par les ovalistes pour obtenir un salaire équivalent à celui des hommes (2F au lieu de 1,4F) et un temps de travail réduit de 12 heures à 10 heures. La seconde partie, « La grève, sables et graviers », raconte, dans un style haletant, ces jours à la fois historiques et oubliés au profit de la révolte – beaucoup plus masculine - des Canuts qui suivra peu de temps après. Si la sororité fait leur force, les ouvrières, illettrées, peinent à faire entendre leur voix. Celle des hommes, portée par l’Association internationale des travailleurs (dont les statuts sont écrits par Karl Marx), efface finalement leurs revendications au profit des leurs : une réévaluation de leur salaire à 3F, sans que change celui des femmes.
Dans la dernière partie, « semelles de cendre », la narration court - littéralement - après Toia, Rosalie, Marie et Clémence, et leurs destinées déviées par la grève. Grâce à la plume de Maryline Desbiolles, elles ne sont plus des oubliées de l’Histoires - « Femmes sans qualification. Femmes sans qualité. » - mais enfin de grandes héroïnes.
Il n’y aura pas de sang versé, Maryline Desbiolles, J'ai lu, 2024, 149 pages.
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