La bascule du souffle, Herta Müller
- M. O.
- il y a 4 jours
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Pour comprendre la démarche de Herta Müller il faudrait commencer par lire la postface. En 1945, suite à un accord entre le gouvernement de Bucarest et Staline, tous les Allemands de Roumanie sont envoyés dans des camps de travail en URSS. La mère de l’autrice y passe cinq ans mais garde le silence sur cette période taboue. Au début du XXI° siècle, Herta Müller interroge d’anciens déportés et surtout s’entretient longuement avec l’un d’eux, Oskar Pastior, poète germano-roumain membre de l’Oulipo, avec qui elle envisage d’écrire un livre. A la mort de ce dernier, en 2006, elle reprend ses cahiers de notes et rédige La Bascule du souffle.
Ni roman ni témoignage - ou peut-être les deux à la fois - ce récit à la première personne relate les cinq années de camp de Léopold Auberg, parti à dix-sept ans avec une caisse à phonographe transformée en valise : « Tout ce que j’ai, je le porte sur moi. » Le jeune homme n’est pas mécontent d’aller chez les Russes : « Je voulais quitter ma petite ville, ce dé à coudre où toutes les pierres avaient des yeux. » Mais, au camp de travail forcé, l’épuisement physique gagne peu à peu les corps - porter des briques, du mortier ou des parpaings de mâchefer, pelleter du charbon, avec ce leitmotiv entêtant : « 1 pelletée = 1 gramme de pain ». Il y a aussi le froid, les poux et surtout la faim : « C’était le temps de la peau sur les os, et celui, éternel, de la soupe aux choux. » La faim lancinante et obsessionnelle prend possession de leur vie, de leur corps, de leurs actions, de leurs pensées et de leurs rêves jusqu’au délire. « L’ange de la faim », comme le nomme le narrateur, dirige ses pas vers le tas d’ordures, à la recherche d’épluchures de pommes de terre ou dans la caillasse pour cueillir des herbes sauvages. Il impose sa loi cruelle contre le voleur de pain et pousse à tout échanger contre de la nourriture - même les quatre livres que le narrateur a emportés au camp. Parfois, comme pour se rassasier d’une boulimie verbale, les prisonniers se racontent des recettes ou énumèrent les plats d’un repas de fête.
Le langage est effet au cœur de l’expérience du camp comme de son récit, précis, détaillé et doté d’une étonnante force de suggestion. Pour échapper à la dureté du réel, Léopold se réfugie dans les mots et les souvenirs. Il donne d’autres noms aux choses qui l’entourent, créant ainsi un univers rassurant, presque magique : les tours de refroidissement deviennent « la pagode » ou « la matrone », les scories froides se font presque présences humaines et amicales : « les scories froides (…) je les adore. Elles sont bien honnêtes avec nous, patientes, sans rien d’imprévisible. » Même les odeurs des substances chimiques les plus dangereuses sont associées à des souvenirs d’enfance et empreintes de nostalgie. Ce qui permet au jeune homme de survivre c’est aussi cette phrase de sa grand-mère qui prend valeur de prédiction : « Je sais que tu reviendras » lui avait-elle dit au moment de son départ.
L’écriture sobre, dense et inventive de Herta Müller donne vie aux objets, aux choses et bien sûr aux êtres. Katie, Trulli et tous les autres déportés nommés, évoqués avec empathie sont rendus présents. La force du récit est aussi d’être rétrospectif et de montrer la difficulté du retour et l’impossible oubli : « Voilà soixante ans que j’essaie, la nuit, de me rappeler les objets […] Depuis mon retour du camp, la nuit d’insomnie est une valise en peau noire que j’ai dans le front. »
La justesse des mots, la force des images font de Herta Müller une grande autrice récompensée par le Prix Nobel de littérature en 2009 pour avoir « avec la densité de la poésie et la franchise de la prose, dépeint l’univers des déshérités ».
La bascule du souffle, Herta Müller, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Folio, 2010, 351 pages.
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