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Mon autre, Herbjørg Wassmo

Photo du rédacteur: Fleur B.Fleur B.

Rut, artiste peintre reconnue, et Gorm, directeur d’une entreprise familiale au nord de la Norvège, se croisent depuis l’enfance avec intérêt mais toujours à contretemps, « comme des morceaux de bois flotté qui s’entrechoquent au milieu des galets, à marée basse, avant de s’éloigner très vite, repoussés par les flots et le vent ». Le jour où Gorm reçoit le catalogue de la nouvelle exposition de Rut dans une galerie d’Oslo, il décide qu’il est temps de forcer le destin. La soirée de vernissage vire d’abord au fiasco quand un journaliste interroge Rut sur la parution de photographies intimes dans des journaux, répugnante vengeance d’A.G., agent et amant qu’elle vient de quitter. Mais à son réveil, Gorm est là, près d’elle, pilier réconfortant qui ne la quittera plus car « elle est l’Autre de sa vie. Non pas celle qui doit lui appartenir. Celle qu’il doit aimer. » Marqués tous les deux, bien que très différemment, par une enfance dans des familles dysfonctionnelles, ils sont eux-mêmes devenus de piètres parents, ceux aux abonnés absents. Rut a grandi sur « l’Ȋle », auprès d’un père prédicateur tyrannique « qui fait s’abattre les foudres du Jugement dernier sur sa femme et ses enfants, pour ce qu’il considérait comme un péché contre Dieu ou contre-lui-même » mais qui n’a rien fait pour sauver son fils, le jumeau de Rut, de la vindicte de ses fidèles. Gorm a passé son enfance dans une maison opulente mais désertée par la joie : son père s’est suicidé ; sa sœur a tenté de faire de même. En réussissant à devenir un couple, Rut et Gorm parviennent peu à peu à être aussi une famille et à renouer avec leurs enfants. Surtout, chacun puise en l’autre la force d’être enfin soi. « Libres. Infiniment libres. »


Mon autre est à la fois une grande histoire d’amour et le récit de la reconquête de leur liberté par ses personnages principaux. Ainsi Rut s’émancipe de l’emprise malfaisante d’A.G. Gorm quant à lui reprend sa vie en main et tourne le dos à ce lourd héritage familial dont il n’a jamais voulu, pour se consacrer à son rêve : étudier la littérature et la philosophie et écrire un mémoire sur La Montagne magique de Thomas Mann. « Ma vie, jusqu’ici, n’a été que mensonge. Une image, faite pour cacher lâchement qui je suis. Les jours et les nuits ont défilé sans que je comprenne que je gaspillais ce qui m’habite au plus profond. Un rêve d’amour et d’écriture. »


Le roman épouse par alternance le point de vue de Gorm et de Rut, du début de leur histoire en 1984 jusqu’en 2019. Mon autre se lit comme une saga - mais en bien plus resserrée - dont l’autrice norvégienne maîtrise toutes les ficelles, ou se dévore comme une série, avec la même impatience et le même attachement pour les personnages principaux. Ce qui frappe d’emblée à la lecture de ce roman, c’est l’amour de l’autrice pour ses personnages, sa tendresse face à leurs fêlures. Rut et Gorm sont de magnifiques êtres de papier, peints avec une finesse et une acuité saisissantes. Hantés par des fantômes du passé, vivants ou morts, leur bonheur, leur amour ne sont jamais sereins : « Ils vivaient à deux, rien qu’à deux, entremêlés. Ce qui n’empêchait pas les ombres et la peur de surgir de la nuit au détour d’un rêve ».


Sous la plume d’Herbjørg Wassmo, la vie est un redoutable palimpseste, dans lequel la persistance du passé nécessite de se réécrire chaque jour. A la fin du roman, malgré des décennies de vie commune, Gorm constate ainsi, sans amertume, que son Autre lui échappe toujours : « Après toutes ces années, il devait bien admettre qu’il ne savait toujours pas qui était Rut ».


Mon autre, Herbjørg Wassmo, roman traduit du norvégien par Françoise Heide, éditions Gaïa, 2024, 560 pages.

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