Après le père, la mère. Christine Angot retrace l'histoire de cette femme dans un portrait précis, efficace et sans pathos, qui est aussi une fine analyse des relations mère/fille et des mécanismes de domination sociale à travers le langage.
A l'origine de chacune de nos vies, il y a ce hasard, cet événement qui fonde le roman familial : « Mon père et ma mère se sont rencontrés.... » Par cette phrase évidente et fondatrice qui ouvre le livre de Christine Angot, l'autobiographie devient fiction littéraire et s'inscrit dans la lignée des grands romans. L'auteure imagine, dans une reconstitution forcément hypothétique, la passion qui a uni ses parents, l' histoire d'amour dont elle est issue. Sur le modèle de La Princesse de Clèves. tout commence par le bal où ils deviennent un couple : « Il l'a invitée à danser, elle s'est levée...Ils se sont faufilés ». Dans le petit milieu du quartier américain, c'est le début d'une idylle éphémère entre Rachel Schwartz, la dactylo de Châteauroux, et Pierre Angot, le grand bourgeois parisien traducteur à la base américaine. Il est touché par sa beauté et son élégance, elle est subjuguée par sa culture, son assurance et sa liberté d'esprit : « Elle découvrait un monde .» Des promenades en forêt, un week-end dans la Creuse, une semaine merveilleuse sur la Côte d'Azur - comme en contrepoint de l'effroyable Semaine de vacances de son précédent roman- Pierre s'éloigne et Christine vient au monde.
Si le personnage du père était au cœur de L'Inceste et de Une semaine de vacances, c'est ici la mère qui prend la première place, cette petite femme méprisée, délaissée, qui retrouve toute sa grandeur. On ne peut qu'être touché par sa force, sa ténacité dans le portrait plein d' empathie et d'une précision sociologique qu'en brosse l'auteure. Il en fallait de la force de caractère pour être mère célibataire dans la France provinciale des années soixante. Pour refuser de suivre le père de son enfant à Paris. Et pour recommencer une autre vie, un autre métier dans une autre ville. Mère courage toujours active et gaie, elle élève seule son enfant et conquiert son indépendance. Elle devient emblématique de toute une génération de femmes et de leur libération : Rachel passe son permis, déménage à Reims, devient secrétaire de direction.
L'amour impossible, c'est bien sûr celui de cet homme et de cette femme que tout sépare : le milieu social, la culture, la religion - c'est d'ailleurs celui de tous les couples dans cette famille où les pères s'en vont sur trois générations.- C'est aussi celui d'une fille pour un père, brillant intellectuel cynique et pervers qui manipule la mère comme il manipulera la fille avec le même paternalisme ( il appelle d'ailleurs souvent Rachel : « ma grande fille » .) Mais c'est surtout l'amour mère/fille dont le livre montre toute la complexité à travers les dialogues. Cette histoire si particulière est aussi l'histoire de toutes les mères et de toutes les filles. La fusion de la petite fille avec sa maman apparaît sans mièvrerie dans les mots d'enfant. La dureté de l'adolescente qui redouble le mépris social du père en pointant les erreurs de langage de sa mère. Et la compréhension à l'âge adulte quand la fille devient mère à son tour et reconquiert les mots simples de l'amour.
On peut regretter les pages trop didactiques qui explicitent longuement la dimension sociale de leur histoire. A quoi bon s'appesantir sur ce que le récit et les dialogues montrent déjà amplement ? Car le langage est un enjeu majeur au cœur du livre. Il cristallise les différences sociales : « Ta sœur dit « ça pleut », tu as remarqué ? Tu devrais lui dire, socialement elle sera pénalisée. » Il révèle les sentiments les plus intimes, il ancre les personnages dans leur époque et leur donne vie.
A la violence crue de L'Inceste et au silence étouffant d'Une semaine de vacances, succède une écriture plus apaisée. La phrase reste tenue, rythmée, on entend la voix Angot. La petite fille muette et prostrée prend la parole, elle inscrit son nom -ce patronyme arrachée de haute lutte par une mère opiniâtre- sur la couverture du livre. C'est l'identité reconquise, la double filiation assumée, la revanche de la littérature.
Un amour impossible, C. Angot, éd. Flammarion, 2015, 217 pages
Comments