La mort récente de Paul Auster rend la lecture de son dernier roman particulièrement émouvante. Comment ne pas voir dans son personnage principal vieillissant son double ? En effet, Sy Baumgartner est un universitaire et écrivain âgé de soixante-et-onze ans qui nous apparaît dès la première phrase « stylo en main » dans « son cogitorum ou son trou ». L’auteur en fait un (auto ?) portrait plein de dérision, notamment en peignant toutes les vicissitudes de l’âge, la mémoire qui flanche, le corps qui faiblit, ou encore les braguettes qui restent ouvertes !
Auster manie l’art de l’incipit avec brio ; les premières pages, drolatiques et savoureuses, embarquent le lecteur, qui se prend aussitôt d’amitié pour ce pauvre Baumgartner que la vieillesse n’épargne pas. Dans une scène véritablement burlesque, le vieil homme enchaîne les mésaventures et les accidents domestiques, jusqu’à sa chute dans l’escalier. Non sans humour, celui-ci constate alors « Au moins, je ne suis pas mort […]. J’imagine que ce n’est pas négligeable ». Encore sonné, Baumgartner laisse ses pensées « dériver d’une chose à l’autre » ; ainsi se met en place avec fracas la construction de ce roman qui va de réminiscence en réminiscence. Le « palais de la mémoire » de Baumgartner est avant tout teinté de nostalgie, celle de sa jeunesse, et surtout celle des temps heureux où Anna, sa femme, était encore en vie. Le vieil homme ne s’est jamais vraiment remis de la mort accidentelle de celle-ci dix ans plus tôt. Lorsqu’il découvre le syndrome du membre fantôme, ce deuil impossible s’éclaire d’une compréhension nouvelle : « C’est le trope que Baumgartner cherchait depuis la mort soudaine, inattendue d’Anna dix ans plus tôt, analogie s’imposant comme la plus persuasive pour décrire ce qui lui est arrivé depuis cet après-midi chaud et venteux d’août 2008, où les dieux ont jugé bon de lui dérober sa femme dans la pleine vigueur de son âge encore jeune. » Ultime geste d’amour et d’admiration, Baumgartner entreprend la publication des poèmes d’Anna, jusqu’alors uniquement reconnue comme traductrice.
Couple d’écrivains, enfance à Newark, séjour parisien et origines polonaises du héros, de nombreux éléments autobiographiques se mêlent adroitement à la fiction. Jusqu’à la confusion. Auster prête à son héros une nouvelle sur l’Ukraine intitulée « Les loups de Stanislav » qu’il a publiée en 2020 et qu’il intègre au roman. La mère de Baumgartner a pour nom de naissance Auster. L’auteur, non sans malice, multiplie les jeux de miroir et le lecteur s’en régale. Par ce prisme, la fin, particulièrement réussie, s’ouvre à différentes interprétations.
Baumgartner est, certes, un petit Paul Auster - par sa taille et ses enjeux - mais cet ultime roman ne peut que séduire par son humour et son acuité. Et, surtout, il donne envie de (re)lire les chefs d’œuvre de son auteur.
Baumgartner, Paul Auster, traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, 2024, 208 pages.
Beaucoup aimé . J’ai trouvé que c’était une émouvante réflexion sur la vieillesse et ses difficultés, le deuil d’un grand amour et la solitude qui s’en suit . J’ai bien aimé la succession de souvenirs qui s’enchâssent au rythme de la mémoire et des choses.