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Des filles brillantes de Mary McCarthy et Fabriquer une femme de Marie Darrieussecq

Publié en 1963 aux Etats-Unis et adapté au cinéma en 1966 par Sidney Lumet, Des filles brillantes a fait l’objet d’une réédition par Belfont en 2022 dans sa collection « Vintage ». Le roman n’a pour autant rien de daté, bien au contraire. On y suit sur une petite décennie l’entrée dans l’âge adulte et la vie active de huit amies, fraichement diplômées de Vassar, prestigieuse université pour filles. Le roman s’ouvre en juin 1933 par le mariage de Kay et s’achève en juillet 40 avec l’enterrement de l’une d’elles - seuls passages du roman où elles sont toutes réunies. Il relate leurs aspirations professionnelles ou sentimentales, leurs espoirs et leurs désillusions face à une société américaine encore très patriarcale. Des filles brillantes est le tableau d’une époque que l’autrice brosse avec acuité et humour, de l’émergence de la psychanalyse à l’engouement pour le trotskisme, ou encore les évolutions médicales, notamment psychiatriques. Mary McCarthy aborde avec audace tous les aspects de la vie d’une femme, même ceux qui pouvaient choquer : les conséquences de l’absence d’éducation sexuelle, le plaisir féminin, les débuts de la contraception, le viol et les violences conjugales, la maternité et ses aléas. L’autrice démonte avec brio les injonctions auxquelles sont soumises les femmes, d’une génération à l’autre. Les pages consacrées à l’allaitement en sont un bon exemple. En effet, Priss est contrainte à allaiter par son mari, un pédiatre qui cherche à se faire un nom, ce qui provoque la consternation de sa mère : « Le biberon a été le dada de ma génération. […] Nous qui étions des femmes d’avant-garde, nous ne jurions que par le biberon. Ma belle-mère était horrifiée. C’est mon tour de l’être. » Les huit amies sont ainsi chacune à leur tour dépossédées de leur vie. Leur bonheur et leur réussite ne se mesurent plus que selon les critères de la société, et plus insidieusement, en comparaison avec les sept autres. Seule Lakey, personnage solaire et insaisissable et la plus populaire à Vassar, réussit à échapper à son destin en s’enfuyant en Europe pour se réaliser, sans compromis.


Fabriquer une femme, le dernier roman de Marie Darrieussecq, retrace la vie de Rose et Solange, personnages déjà présents dans Clèves, paru en 2011. A quinze ans, Solange devient mère alors que Rose poursuit sa vie insouciante et assez égocentrée d’adolescente privilégiée. La vie des deux jeunes femmes les éloigne et pourtant le lien entre elles n’est jamais complètement rompu. Solange trouve dans la pratique du théâtre une voie pour reprendre en main son destin ; elle rêve de percer, monte à Bordeaux, puis Paris et enfin Los Angeles. Mais la route est semée d’embûches, le SIDA tue et #MeToo n’a pas encore ébranlé le monde du cinéma. Rose, quant à elle, mène une vie plus rangée. Elle épouse son premier amour, fait des études et devient psychologue – non sans une certaine ironie narrative, elle qui a si mal su comprendre son amie. Deux parcours qui, comme dans Des filles brillantes, parlent sans tabou de la vie des femmes. La scène d’accouchement de Solange, d’une violence presque insoutenable, est sans conteste un morceau d’anthologie. Ces deux beaux portraits féminins s’accompagnent d’une petite galerie de personnages masculins qui, loin des stéréotypes, montre aussi des hommes sensibles, broyés par des injonctions virilistes. La composition du roman en deux parties, l’une consacrée à Rose et l’autre à Solange, crée un renversement de perspective déstabilisant toutes les certitudes du lecteur. Les récits se répondent et se complètent, et offrent une compréhension nouvelle des personnages. Tout comme chez Mary McCarthy, l’alternance des points de vue est au service de la complexité psychologique des jeunes femmes et montre comment le regard de l’autre est un prisme déformant. Une finesse des deux autrices particulièrement déroutante et savoureuse.


Un demi-siècle et un océan séparent les deux romans et pourtant… Leurs jeunes héroïnes peinent avec la même énergie du désespoir à exister par elles-mêmes.


Des filles brillantes, Mary McCarthy, traduit de l’anglais (américain) par Antoine Gentien et Jean-René Fenwick, Belfond, 2022, 544 pages.

Fabriquer une femme, Marie Darrieussecq, P.O.L, 2024, 336 pages.

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