top of page
Photo du rédacteurFleur B.

Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier

Dernière mise à jour : 19 juin 2023

Huis-clos terrible, Histoires de la nuit est un roman polar orchestré d’une main de maître. Laurent Mauvignier maintient personnages et lecteur dans un état d’angoisse, jusqu’à la sidération finale.


A La Bassée - lieu fictif mais connu des lecteurs de Mauvignier-, la vie est dure, monotone diraient certains. Il ne s’y passe jamais rien, ou presque. Beaucoup s’en vont, une véritable hémorragie : « voilà longtemps que toute La Bassée était vouée à s’étioler, à partir en lambeaux, un monde [ …] uniquement destiné à s’amenuiser, à se réduire, s’évanouir jusqu’à finalement s’effacer totalement du paysage » . Dans le hameau des « Trois femmes seules » vivent Bergogne, sa femme Marion et leur fille Ida, ainsi que Christine, une Parisienne venue y passer ses vieux jours. Tout semble les opposer. Patrice Bergogne est un paysan besogneux, naïf, au corps lourd et disgracieux, « un homme qui ne veut pas sortir de sa ferme et s’y tient littéralement enfermé » ; Marion est une femme séduisante, déterminée, dynamique, qui aime les karaokés entre copines ; Christine une artiste « exubérante et barrée », quelque peu misanthrope. La dernière maison est vide. Néanmoins, autour d’Ida, le hameau semble avoir trouvé une forme d’équilibre.

Pourtant chaque personnage est rongé par une forme d’inquiétude et de solitude. Lorsque s’ouvre le roman, Christine, accompagnée de Bergogne, se rend au commissariat : c’est la troisième lettre de menace anonyme qu’elle reçoit, cette fois glissée sous sa porte. Marion a des problèmes à l’imprimerie où elle travaille, des droits d’auteur non vérifiés, négligence dont on l’accuse. Et puis le couple bat de l’aile, ce dont se désole Bergogne : « il sait qu’un jour il faudra bien qu’il ait le courage de lui avouer qu’il n’en peut plus de cette vie qu’ils mènent, des faux-semblants sur lesquels ils s’accordent pour faire croire ensemble que tout va bien. » La petite Ida sent bien les fêlures chez les adultes qui l’entourent. La fête d’anniversaire qui se prépare au hameau pour Marion rend la tension sous-jacente encore plus palpable. Bergogne se démène pour que tout soit parfait, tout en sachant que cela ne suffira pas et qu’il commettra un nouveau faux-pas. Ida réalise deux peintures en guise de cadeau et ne sait laquelle choisir. Laurent Mauvignier, à hauteur d’enfant, réussit à nous faire sentir l’importance que revêt ce choix, véritable dilemme pour la petite fille. Et c’est toute la virtuosité de la composition de ce roman : tour à tour, le point de vue de chaque personnage est adopté, entraînant une forme de narration spiralaire. Le récit semble piétiner, s’enliser, mais progresse bel et bien, lentement. La même scène offre une valse des points de vue, révélant la fragilité des êtres, les équilibres précaires trouvés dans les relations, l’importance des non-dits.

En déroulant de longues phrases, Laurent Mauvignier est au plus près de ses personnages. Il suit les méandres de leurs pensées, celles qui sont refoulées mais qui reviennent malgré tout, l’urgence d’agir ou de dire qui ne se concrétise pas. Il sculpte ainsi le rythme si particulier de son récit, entre lenteur et vitesse. Lorsque la fête d’anniversaire tourne au drame, que le hameau se trouve séquestré par trois inconnus sortis de nulle part, le rythme semble sur le point de s’accélérer, mais - et c’est ce qui fait la force du récit- cette accélération n’a finalement pas lieu. Au contraire, le rythme ralentit : « Pour l’instant, elle ignore les bruits, n’en est pas encore à les surprendre un peu partout autour d’elle, comme elle va le faire dans quelques minutes. » Le lecteur vit avec les personnages cette soirée cauchemardesque, comme en temps réel. Les points de vue internes renforcent le huis-clos. Pas de point de vue surplombant offrant, au moins pour le lecteur, une échappatoire. Le récit maintient une tension permanente et ascendante, empêchant le lecteur de reprendre son souffle dans la course-folle qui lui est imposée. Les fins de chapitres sont souvent travaillées en ce sens, le personnage étant dans un état inconfortable, instable, ou préoccupant : « En traversant la cour, Ida sent comment son cœur bat très fort, comme si elle aussi vivait avec une bête sauvage en plein milieu de la poitrine » ; « il les entendra rire toutes les deux, quelque chose le renverra à un sentiment lointain, perdu dans les brumes de son enfance, la sensation d’être exclu, surnuméraire, peut-être déjà oublié ou inutile ».

Histoires de la nuit se lit presque d’une traite malgré ses six cents pages. A l’origine, il s’agissait pourtant de vingt-cinq pages d’un scénario pour un moyen métrage. Un « cliché de cinéma » comme le dit l’auteur, et en effet à la lecture un air de déjà lu, déjà vu, effleure le lecteur qui n’en est pas moins subjugué. Cette matière première, Laurent Mauvignier l’a développée, creusée, stylisée, apportant aux personnages une épaisseur stupéfiante. Le huis-clos garde des accents cinématographiques : la topographie du hameau travaillée avec précision, avec ses ouvertures, ses recoins cachés ; l’attention toute particulière accordée à la circulation des corps dans l’espace - mi-ouvert ou clos -, accentuant la tension entre les personnages. L’espace est aussi primordial car il est beaucoup question de territoires dans Histoires de la nuit : le territoire que les autres empiètent, physiquement ou psychiquement, mais aussi celui partagé, commun à tous, le territoire de la peur, de la solitude et de l’humiliation.

Le roman tient son titre du gros livre d’histoires que Marion lit à Ida le soir, « un livre qui compile des contes venus du monde entier, des histoires et des personnages pour qui l’on tremble », que la petite fille aime surtout pour la voix de sa maman « qui est presque plus belle que l’histoire elle-même, comme si l’ensorcellement n’était pas dû aux mots de l’histoire ni à l’histoire elle-même, ou pas seulement, mais à l’énergie, au mouvement, à la vibration qui circule dans l’espace intime du souffle qui la porte », et pour la manière dont Marion dédramatise ces histoires trop terribles pour une enfant. Histoires de la nuit est bien l’une de ces histoires effrayantes, qui, comme tout conte, cherchent moins à divertir qu’à avertir des dangers de la vie.

Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier, éditions de Minuit, 2020, 637 pages


Comments


bottom of page