Le 3 avril 1948, au moment du retrait des troupes américaines, un soulèvement est violemment réprimé sur l’île de Jeju, en Corée du Sud. Le massacre dure jusqu’en mai 1949 ; 30 000 personnes sont tuées selon l’éditeur, vraisemblablement beaucoup plus. C’est le début d’une véritable chasse aux sorcières rouges suivie par le Massacre de la ligue Bodo en 1950 : des sympathisants ou militants gauchistes - revendiqués ou supposés - ainsi que leur famille sont arrêtés puis tués. Longtemps refoulé, ce passé douloureux commence à être exhumé, avec les dépouilles, dans les années 1990. De nombreux charniers sont découverts, dévoilant l’ampleur des massacres perpétrés. Impossibles adieux est une œuvre mémorielle contre l’oubli de ces crimes. Néanmoins Han Kang fait œuvre de fiction. Si elle définit son roman comme « l’histoire du massacre de Jeju », il est aussi, selon elle, « une histoire d’amour » et « une bougie allumée dans les abysses de la nature humaine ».
Depuis l’écriture d’un livre sur les massacres sur l’île de Jeju, Gyeongha, la narratrice, est hantée par des cauchemars, clouée au sol par de terribles migraines. La parution de son livre n’y change rien. Le roman s’ouvre en pleine canicule estivale à Séoul, alors qu’elle a tout perdu et n’a même plus la force de sortir de son appartement : « Comment ai-je pu croire que je pourrais ainsi me débarrasser de ma douleur, facilement laisser derrière moi toutes ces traces alors même que j'avais fait le choix de raconter le massacre et la torture? » Alors qu’elle entreprend l’écriture de son testament, la narratrice a l’idée de concrétiser dans une œuvre d’art l’un de ses cauchemars récurrents. Elle rêve qu’elle se trouve sur une colline entourée d’étranges troncs noirs, un cimetière pressent-elle, que la neige recouvre d’un linceul blanc, lorsque la marée se met à monter, risquant d’emporter les sépultures. Son amie Inseon, photographe, documentariste et ébéniste, accepte avec enthousiasme de collaborer à ce projet. Ensemble, sur l’île de Jeju où habite Inseon, elles planteront des poteaux de bois peints en noir, « avec grand soin, comme pour les habiller de robes tissées d’une nuit profonde, en veillant à ce que leur sommeil ne s’abîme jamais », et attendront « que la neige descende du ciel, pour les recouvrir d'un voile blanc, la neige plutôt que la mer. » Les années passent, le projet est sans cesse ajourné. Pourtant Inseon, à l’insu de son amie, y travaille déjà.
Un jour, Gyeongha reçoit un message de son amie lui demandant de la retrouver aussi vite que possible. Elle est à l’hôpital, à Séoul, sévèrement blessée. Inseon souhaite qu’elle se rende chez elle pour sauver son oiseau. Gyeongha arrive dans la maison isolée de son amie en pleine tempête de neige. Les frontières entre rêve et réalité se brouillent alors, tout comme celles entre vivants et morts. « Mais comment la mort peut-elle être si vive ? » se demande la narratrice. L’oiseau, pourtant enterré la veille, volette dans la maison. Inseon apparaît dans son atelier et lui révèle l’histoire de sa famille, documentée par des archives collectées et conservées par sa mère.
La prose poétique d’Han Kang - magnifiquement rendue par ses traducteurs - protège le lecteur de la cruauté et de l’horreur. La neige, tel un esprit protecteur, empreint le roman de sa douce légèreté, jusqu’à y déposer de petits poèmes :
« La neige tombe.
Sur mon front et sur mes joues.
Sur ma lèvre supérieure et sur mon cou.
Elle n’est pas froide.
Elle est comme des plumes.
Juste le poids de la pointe d’un pinceau. »
L’écriture oscille entre force poétique des descriptions hivernales et réalisme cru, celui des témoignages des massacres, ou des migraines qui assaillent la narratrice. « Comme chaque fois, la douleur m'isole. Je me retrouve piégée dans mon corps qui crée ses propres tortures à chaque instant. Je suis détachée du temps d'avant la douleur et du monde de ceux qui ne sont pas malades. »
Roman sur la mémoire et la transmission, ode à l’amitié, tombeau littéraire, Impossibles adieux a été couronné avec justesse par le prix Médicis 2023, qui - espérons-le - permettra de faire connaître en France une grande autrice coréenne.
Impossibles adieux, Han Kang, traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou, éditions Grasset, 2023, 336pages.
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