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La Fuite du temps, Yan Lianke

  • Photo du rédacteur: M.O et Fleur B.
    M.O et Fleur B.
  • 30 mai
  • 3 min de lecture

Les premiers mots de La fuite du temps l’inscrivent au Panthéon des incipits :

« Crac.

Sima Lan va mourir ».

Car ainsi va La fuite du temps, qui pour tenter de la contrer prend la chronologie à rebours, commençant par la mort afin de remonter vers la vie. Dans les dernières lignes, Sima Lan in utero « tend la tête et s’efforce de venir en ce monde ». La composition magistrale du roman est à l’image du cycle des saisons : « Toute chose poursuit son retour vers l'état originel. Le temps s'accélère, ruban de soie qu'un magicien fait apparaître et disparaître. Les arbres sont redevenus arbustes, les vieillards, des gens d'âge mûr, et les gens d'âge mûr, des enfants. » Cette narration à l’envers inscrit en son cœur l’idée du tragique. La destinée des personnages est déjà écrite, et le lecteur assiste, médusé, à leurs efforts vains pour y échapper.


Sima Lan est le chef du village des Trois Patronymes, « village peuplé des seules familles Lan, Du et Sima. Il est situé au plus profond des monts de la chaîne des Balou ». Une malédiction isole davantage encore ses habitants, car nul ne veut plus se lier à eux : « Depuis un siècle environ, c’est de la maladie de la gorge obstruée qu’ils meurent tous. Leur durée de vie est passée de soixante ans à cinquante puis quarante, jusqu’à ce que finalement plus personne n’atteigne les quarante ans ». Sima Lan a 39 ans lorsque s’ouvre le roman. Il sait donc que son heure est proche. Pourtant, il espère encore échapper à son destin, repousser la mort de plusieurs dizaines d’années. Le bruit court qu’une nouvelle opération - très onéreuse - permettrait de vaincre la maladie de la gorge obstruée. Ses frères Lu et Hu partent alors dans la grande ville vendre leur peau au dispensaire des grands brûlés afin de réunir la somme nécessaire. Puis c’est vers Sishi, sa maîtresse, que se tourne Sima Lan : qu’elle aille faire commerce de son corps pour le sauver et il quittera sa femme Zhucui pour vivre avec elle. Le triangle amoureux qui se dessine dans les premiers chapitres s’éclaire au cours de la remontée du temps ; l’amour cède face au pouvoir et au désir de survie.


Le roman est composé de cinq parties, cinq âges de la vie de ses personnages principaux : de la mort à la naissance. Chacune est animée de la même urgence : comment échapper à cette mort promise avant 40 ans ? Comme dans les plus sombres tragédies, les habitants des Trois Patronymes sont prêts à tout pour contrer la malédiction qui pèse sur leur village : vendre sa peau, son corps, trahir, et même tuer. Les chefs du village tentent chacun à leur tour d’y remédier en mobilisant les villageois dans des entreprises aussi titanesques que vaines : retourner les terres, basculer dans la monoculture du colza ou encore construire un canal qui ferait venir une eau salvatrice. Mais la malédiction en est-elle vraiment une ?


Yan Lianke nous emporte dans une fiction à première vue atemporelle mais qui s’inscrit dans un regard critique sur la Chine communiste et les méfaits écologiques de l’industrialisation. Plusieurs visages de la Chine se côtoient et se superposent au cours du roman.  A la vie traditionnelle dans le village reculé s’oppose la politique du Parti : l’école pour devenir cadre, le partage des terres, la coopérative et les communes populaires. Mais une troisième Chine émerge déjà, celle de la société de consommation avec l’autorisation de faire du commerce, les usines d’acier, l’attrait de la ville, le désir de dépenser pour soi et non pour la communauté.


La fuite du temps est une épopée paysanne, le récit tragique, désespéré et magnifique de la lutte d’un petit village pour sa survie.


La Fuite du temps, Yan Lianke, traduit du chinois par Brigitte Guilbaud, Picquier poche, 2017, 621 pages.

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