Unique roman publié du vivant de son auteur, en 1928 et 1929, tombé dans l’oubli puis republié en 1986, La Vie conjugale de David Vogel est un livre étrange et fascinant. Roman autrichien écrit en hébreu, il ressuscite Vienne à travers l’histoire pitoyable et tragique d’un jeune écrivain juif désargenté.
Dans un café de Vienne, en 1925, Rudolf Gurdweil fait la connaissance de Théa von Takow, une baronne désargentée. Dès leur rencontre, le jeune homme pressent la suite : « Et parfois, vous rencontrez quelqu’un pour la première fois et vous sentez instinctivement qu’il est la source du malheur indispensable à votre existence et qui circule depuis toujours de lui à vous par d’invisibles canaux…Et vous êtes lié à cette personne comme son ombre… » Il l’épouse. Ou plutôt devrait-on dire l’inverse, Théa épouse Rudolf, tant les rôles sont inversés dans ce couple où la femme se plaît à dominer, tyranniser et humilier celui qu’elle surnomme « mon lapin ». Curieux mariage puisque Théa prévient aussitôt qu’elle ne changera rien à sa manière de vivre, conservera ses relations et sa liberté. Elle travaille pour un avocat qui est aussi son amant, fréquente de nombreux hommes et ne cache pas ses infidélités. De son côté, Rudolf publie quelques nouvelles, travaille chez un libraire puis perd cet emploi et erre dans Vienne des journées entières. Le couple vit de peu, dans un meublé miteux, empruntant au jour le jour. Même lorsqu’elle est enceinte puis mère, et lorsque le nourrisson malade est hospitalisé, Théa ne modifie en rien ses habitudes. Elle s’absente tout le jour, part au travail puis rejoint ses amants, laissant à son époux les soins de la maison et du bébé, dont elle proclame haut et fort qu’il n’est pas de lui. La tension monte : « La soumission permanente de son époux provoquait et stimulait ses instincts les plus bas, et son appétit sadique, qui n’avait cessé d’augmenter au cours de leur vie commune, trouvait en lui une source infinie de jouissance. » Théa chasse Rudolf du domicile conjugal, il trouve refuge à l’asile de nuit, est en proie au délire…et le lecteur se demande jusqu’à quand Rudolf supportera l’insupportable.
Il émane du livre une atmosphère délétère, enfumée, étouffante; une oisiveté de demi-riches, de déclassés qui traînent de cafés en cafés leur mal de vivre et leur mélancolie dans la ville de Strauss et de Freud, « Vienne l’insouciante, Vienne la dévergondée » comme la nomme Vogel.
Avec sa langue précise, riche d’images, David Vogel détaille les moindres sensations, les pensées fugitives, les hallucinations qui s’emparent du jeune homme errant, épuisé, dans la nuit froide de Vienne. On ressent, comme le personnage, une sensation d’enfermement dans ce huis clos de la ville et de la chambre. Rudolf ne peut et ne veut quitter Théa alors qu’il sait qu’il devrait le faire, alors que des occasions se présentent. Au-delà de l’analyse de la relation destructrice de ce couple toxique (inspirée de la propre expérience de l’auteur), on ne peut s’empêcher de voir dans l’histoire de Rudolf Gurdweil, le petit juif écrasé par son épouse, cette grande femme blonde qui le dépasse d’une tête, une métaphore de l’antisémitisme ambiant et une annonce de la catastrophe à venir.
Etrange par son histoire et par son atmosphère, le roman l’est aussi par les circonstances de sa rédaction. C’est alors qu’il séjourne en Palestine, à Tel-Aviv, que David Vogel ressuscite la capitale autrichienne, ses parcs, ses cafés, ses tramways, ses rues que le héros arpente de jour comme de nuit : « Il lui vint à l’esprit que lui, Gurdweil, n’habitait plus désormais telle ou telle maison mais dans la ville de Vienne tout entière : il habitait Vienne au sens littéral du terme. » Vienne magnifiquement décrite au fil des saisons, tour à tour glaciale ou caniculaire, plus douce et riante à l’automne et au printemps, devient, plus qu’un simple décor, presque un personnage du livre à part entière.
En écrivant en hébreu et non en yiddish, sa langue maternelle, David Vogel, qui a quitté son village de Podolie natale pour Vilnius puis Vienne avant de s’établir en France, tourne le dos à la tradition et fait le choix de l’avenir. Celui qui a voyagé entre les langues et les métropoles écrit un roman européen, un roman viennois, d’une grande modernité.
La Vie conjugale, David Vogel, traduit de l’hébreu par Michel Eckhard Elial, Editions de l’Olivier, 2015, 457 pages.
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