Le bleu est la couleur la plus rare, Sarah Schmidt
- Fleur B.
- il y a 2 jours
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« Lève-toi. Marche ». Au petit matin, Eleanor s’affaire en silence pour prendre la fuite avec Amy, son bébé. Sa crainte que son mari ne se réveille transforme le début de ce beau roman en thriller. La narration fragmentée tient ensuite le lecteur en haleine, et on tourne les pages avec appréhension. Eleanor et Amy seront-elles rattrapées par Leon ?
Le bleu est la couleur la plus rare est construit comme un puzzle et il faut attendre la toute fin pour en avoir une vision d’ensemble, qui coupe le souffle et nous poursuit longtemps. La narration s’attache tour à tour à Eleanor et à sa mère Kitty. Se dessinent peu à peu des motifs communs dans la vie des deux femmes : un mari hanté par la guerre, les difficultés à être mère, les rêves brisés auxquels on s’attache coûte que coûte …
En 1937, Kitty quitte son Melbourne natal pour Wintonvale ; elle y a accepté un poste d’infirmière dans un hôpital psychiatrique et rêve d’ « une grande vie ». Trois ans plus tard, elle rencontre George à un bal, il est sur le point de partir au front. « L’amour frappe vite et fort chez les jeunes gens talonnés par la mort », ils se fiancent avant son départ. Lorsque Kitty ne reçoit plus de lettres, son amour a déjà faibli et elle accepte l’idée du pire. Or, George n’est pas mort, et elle le retrouve un jour parmi ses patients, affreusement mutilé. Que doit-on aux promesses formulées dans l’insouciance ? Kitty cherche le jeune homme qu’elle a aimé dans ce soldat défiguré : « Comment être sûr que l'amour suffit ? Il était si facile de l'aimer avant ». Kitty tient beaucoup d’Emma Bovary, éprise de l’amour au point de transfigurer la réalité pour vivre ses rêves. Mais, avec un mari souffrant de stress post traumatique, le réel ne cesse de frapper à sa porte, de façon vraiment décourageante. Heureusement, il y a Badger, son petit garçon parfait.
Eleanor grandit dans l’ombre de ce frère qu’elle ne pourra jamais égaler. Kitty ne sait pas l’aimer. George - personnage masculin bouleversant - est maladroit, enfermé dans sa souffrance, et souvent absent en raison de séjours réguliers à l’hôpital psychiatrique. Eleanor fait pourtant tout pour plaire à ses parents : elle partage avec son père une passion pour les oiseaux et un intérêt morbide pour les cadavres d’animaux ; elle fait participer Badger à tous ses jeux et se tient bien tranquille pour ne pas contrarier sa mère. Malgré elle, Kitty maltraite sa fille et finit par exercer une forme d’emprise sur elle : « tu es égoïste tu es manipulatrice tu es violente et je ne sais pas qui tu es et pourquoi tu as ce pouvoir de me faire faire des choses que je n’ai pas envie de faire ». Face à elle, Eleanor reste une petite fille terrorisée, suppliant d’être aimée, qui ne peut rien lui refuser - même un mari, parfait naturellement. Et si le comportement de Leon alerte rapidement Eleanor – et le lecteur – elle se raccroche à ses espoirs, comme sa mère avant elle.
Sarah Schmidt décrit avec beaucoup de finesse et d’intelligence ces deux vies féminines brisées par les guerres et une société patriarcale. Elle cisèle ses phrases pour leur insuffler un rythme au plus près de ce que vivent ses personnages : « Poing, table, coup : sa colère de l’autre bout de la table, elle en avait mal aux dents, elle en avait la nausée. » La narration glisse régulièrement vers des flux de conscience, les phrases se font alors plus courtes, sans verbe, tels des jaillissements de pensées. Ces discours intérieurs – remarquablement traduits – ont ainsi une épaisseur singulière, notamment par des effets de répétitions : « Cette façon qu'elle avait de mordre avec des mots. », « La façon dont les mots s'échappent de la bouche ; comme marchant au bord du précipice, quand on s'approche trop près d'une corniche. Ce sentiment qu'elle avait quand elle obéissait. »
Le bleu est la couleur la plus rare nous confronte à la violence, à la folie, mais aussi à ce que peut l’amour d’une mère pour survivre. Un roman particulièrement poignant.
Le bleu est la couleur la plus rare, Sarah Schmidt, traduit de l’anglais (Australie) par Mathilde Bach, Rivages, 2025, 334 pages.
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