Le chemin de la frontière, Grete Weil
- M. O.
- il y a 12 heures
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Roman initiatique et récit de l’avènement du national-socialisme, Le chemin de la frontière est aussi et surtout une grande histoire d’amour. Celle de Klaus et Monika, cousins issus de la grande bourgeoisie juive de Munich qui se rencontrent, se séparent et se retrouvent entre Berlin, Paris et l’Italie. Dès ses débuts, leur histoire s’inscrit dans le tragique, sous le signe de Roméo et Juliette qu’ils vont voir ensemble, car : « même les existences les plus heureuses avancent dans le voisinage de la mort. » Klaus et Monika sont jeunes, insouciants, idéalistes. Enfants gâtés qui mènent une existence privilégiée, ils fréquentent des militants socialistes et communistes sans s’engager eux-mêmes : « Vous êtes trop accaparés par vos petites aventures et vos petits bobos pour qu’on puisse exiger de vous le fanatisme nécessaire à notre cause » comme un ami leur fait remarquer. Il vient de soutenir son doctorat et cherche un emploi qui lui convienne, elle est encore étudiante. Ils réalisent le rêve de Monika en travaillant ensemble dans une école modèle créée par un philosophe, à l’écart du monde dans une ferme de Bavière. Déjà, des émeutes éclatent à l’université, des SA paradent, les actes de violence antisémites se multiplient, certains de leurs amis sont arrêtés et déportés à Dachau. Mais ils ne croient pas à l’arrivée d’Hitler au pouvoir et restent en retrait de la vie politique dans la tour d’ivoire de leur amour et le refuge utopique de l’école : « pareils en cela à des millions d’autres Allemands, ils se contentèrent […] de lancer à droite et à gauche quelques coups de sonde un peu fébriles, avant de déclarer doctement : « Il n’arrivera rien.» » Quand « la chose cependant arriva » ils pensent encore être à l’abri en Bavière, loin de Berlin, et n’envisagent pas d’émigrer alors que beaucoup autour d’eux font ce choix difficile et les incitent à partir. Quand le père de Monika est arrêté et Klaus emprisonné, il est trop tard.
Dans le train qui l’emmène de Munich vers la montagne, en février 1936, Monika rencontre un jeune poète à qui elle raconte son histoire, puis elle traverse les sommets enneigés pour passer la frontière. C’est une jeune femme mûrie par les épreuves, animée par le désir de survivre, qui prend le chemin de l’exil.
Le roman, inspiré par la vie de l’autrice qui quitta elle-même l’Allemagne en 1935, est hanté par le sentiment de culpabilité. L’autrice critique sans ménagement l’aveuglement et l’immobilisme qui fut le sien et de bien d’autres Allemands : « On assistait à la pièce qui se donnait sur la scène, mais, douillettement installé dans son fauteuil d’orchestre où l’on s’étirait d’aise, c’est sans élever un cri qu’on regardait le drame se nouer. » Alors qu’elle est réfugiée à Amsterdam et se cache dans des conditions précaires, en 1944, Grete Weil écrit l’histoire de leur couple brisé par la guerre et dédie le livre à son mari déporté et assassiné à Mathausen. Ses oeuvres ne rencontrent que peu d’écho dans le contexte d’après-guerre ; Le chemin de la frontière a été publié pour la première fois en Allemagne en 2022. Elle y analyse avec une lucidité et une intelligence éblouissantes le processus de l’avènement du nazisme. Alliance de la droite et de l’extrême-droite, compromission des grandes entreprises, inertie, peur, opportunisme ou adhésion d’une grande partie de la population, élimination des opposants, tout y est.
Elle réalise ainsi ce qui est, selon elle, le propre du romancier : « C’est avec une patience sans fin, l’oeil aux aguets, l’oreille à l’affût du bruissement du monde, qu’il élabore son oeuvre »
Le chemin de la frontière, Grete Weil, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, 2025, 488 pages.
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