Quel terrible, tragique destin que celui de Mr Crump! On voudrait, à chaque nouvelle étape de sa déchéance, lui crier de fuir, de rompre cette relation délétère…mais la chute est inexorable. Tout s’annonçait pourtant bien. Herbert Crump, fils d’un organiste luthérien dans une petite ville de Caroline du Sud, manifeste très jeune des dons de compositeur. A la fin de ses études, il décide de tenter sa chance à New-York tout en gagnant sa vie. Jeune homme ignorant, il se présente pour un poste de directeur de chorale dans une société populaire et rencontre la présidente de la Commission artistique, une femme d’expérience, Anne Bronson Vilas. Il a vingt-deux ans ; elle, mariée et mère de trois enfants, en a quarante-deux. Ce pourrait être une aventure romantique avec la femme plus âgée dans le rôle de l’initiatrice. Tout au contraire, c’est le début d’une histoire destructrice. Le jeune homme se fait littéralement dévorer par cette femme-ogresse qui ne recule devant rien, qui ne lâche rien : son corps, son argent, son temps, sa carrière. Herbert Crump est une sorte d’Emma Bovary qui ne voit le réel qu’à travers le filtre romanesque : « Il avait vingt-deux ans. Il se vit pareil à quelque aimable héros des romans de Bourget. C’était délicieux.» Lentement, le piège se referme sur lui.
Lewisohn n’épargne ni son lecteur ni ses personnages. Sa description impitoyable met à nu les mensonges et les apparences, il note les moindres sensations, les détails les plus sordides. Tout est analysé, décortiqué avec froideur, avec une précision scientifique, comme un mécanisme inéluctable qui se déroule en sept parties jusqu’à l’issue fatale. L’auteur évoque le passé, les origines des deux protagonistes afin de tenter de comprendre leur comportement. Pour Anne, la pauvreté et le désir de revanche, l’appétit sexuel, l’absence de morale et la volonté de fer. Mais peut-on vraiment expliquer ce qui pousse un être à en faire souffrir un autre : « C’est un des mystères qui ne furent jamais élucidés. Etait-elle aveuglement stupide ou vaniteusement méchante? » Du côté de Herbert, la surprotection maternelle et l’éducation luthérienne, l’illusion romanesque et la faiblesse de caractère : « Oui, des sentiments faux et le simple besoin sexuel lui avaient fait perdre la tête, l’avaient enivré. » Comme dans la tragédie, tout est annoncé dès le début ; la partie consacrée à leur rencontre a pour titre « Catastrophe ». On comprend que ce roman ait été refusé par tous les éditeurs aux Etats-Unis et publié, en anglais, à Paris, en 1926. Cette lente descente aux enfers du couple fait apparaitre l’hypocrisie de la société américaine, puritaine et moraliste. Aujourd’hui encore, il garde toute sa force et son charme noir.
Le Destin de Mr Crump, Ludwig Lewisohn, traduit de l’anglais par R. Stanley, Libretto, 406 pages.
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