L’argument du deuxième livre de Jan Carson, Les Ravissements, rappelle beaucoup celui du dernier roman de Philip Roth, Némésis. Pendant les congés d’été, une épidémie infantile endeuille une communauté dans un contexte politique tendu. L’autrice opère une translation à la fois géographique, religieuse et historique : le village fictif de Ballylack en Irlande du Nord remplace Newark, le conflit nord-irlandais la Seconde Guerre mondiale, et les protestants les juifs. Comme chez Roth, la narration est prise en charge par un des enfants qui survit à l’épidémie, Hannah, mais uniquement dans le premier et le dernier chapitre. Jan Carson peut ainsi mieux sonder l’intériorité de tous les personnages au fil de son récit, Hannah en restant néanmoins le cœur. C’est d’ailleurs l’un des points forts de ce beau roman : les portraits des personnages sont particulièrement soignés. L’autrice s’intéresse avec empathie à leur histoire, leurs faiblesses, ce qui peut les mouvoir dans cette tragédie. Sans jamais les juger. Dans cette petite communauté irlandaise, chacun semble finalement souffrir de solitude, s’accommoder de compromis : la quiétude en lieu et place du bonheur. Aux questions philosophiques soulevées dans le roman de Roth - comment concilier sa foi avec la mort d’enfants ? comment échapper à la culpabilité du survivant ? - Carson ajoute des questions sociologiques, celle de la précarité dans les campagnes irlandaises, ou encore de l’intégration sociale. Aussi petit soit ce village fictif, diverses origines et obédiences religieuses s’y côtoient. Les parents d’Hannah appartiennent à une petite communauté de fondamentalistes protestants : « notre espèce à nous, c’est les chrétiens charismatiques évangélistes ». La petite fille ne parvient pas à s’intégrer pleinement car un gouffre la sépare des autres enfants, celui des programmes télévisés censurés, des chansons pops inconnues, des vêtements à la mode interdits ou encore des anniversaires et des sorties scolaires auxquelles elle ne peut pas participer. L’autrice irlandaise, élevée elle-même dans une famille fondamentaliste, montre, avec un humour glaçant, comment l’éducation d’Hannah l’entrave dans sa relation à elle-même et à autrui : « Je suis la deuxième meilleure de la classe. Il y a seulement William de plus brillant que moi. Sans doute parce que c’est un garçon. Dieu a fabriqué les filles avec des restes de garçons. C’est la Bible qui le dit : Genèse, chapitre 2. »
Quand s’ouvre le roman, en ce début d’été 1993, tout change pour Hannah. Les enfants de sa classe tombent malades et meurent les uns après les autres dans d’atroces souffrances : « Ross McCormick est le premier. On a tellement l’habitude de le voir souffreteux que sa mort n’est pas une grande surprise. Ce n’en est pas moins une tragédie ». Hannah se découvre alors un étrange et inexplicable pouvoir : elle peut communiquer avec ses petits camarades morts qui séjournent à présent dans une version fantomatique de leur village. Elle les reconnait parfois à peine : plus grands, plus vieux, ils ne sont plus tout à fait eux-mêmes. Ross, comme pétrifié par sa mort soudaine, ne parle plus. Les autres, enfin affranchis des adultes, affirment une personnalité qu’ils avaient refoulée de leur vivant. Ils s’épanouissent curieusement dans la mort, forment un gang – les « EM » pour « Enfants Morts ». Mais ils reproduisent finalement les mécanismes d’exclusion dont ils pouvaient avoir eux-mêmes soufferts. Dans le Ballylack des vivants, tristesse et sidération s’accompagnent d’une solidarité nouvelle : « Leurs gosses sont malades. Sept d’entre eux sont déjà morts. Ballylack hoche la tête et soupire. Le village n’est plus étranger à la tragédie. On est en Irlande du Nord après tout. Chaque village a déjà perdu quelqu’un. Mais des enfants morts, c’est différent. C’est tout l’ensemble qui titube quand un petit meurt. »
Le roman n’est pour autant jamais désespéré, bien au contraire. Chaque personnage trouve en lui une source où puiser l’espoir - la foi, l’amour, … - comme y invitent les toutes dernières lignes : « A la longue, tout ira mieux. Je dois croire que ça ne sera pas toujours comme maintenant. »
Les Ravissements, Jan Carson, traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet, éditions Sabine Wespieser, 2023, 440 pages.
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