Comme dans les tragédies un prologue annonce le drame à venir, dont on ne sait rien sinon qu’il va advenir et qu’il sera dévastateur. Toute la lecture est alors imprégnée de cette certitude. Et le lecteur retient son souffle jusqu’à la dernière page.
Madelaine avant l’aube tient aussi du conte. Le récit se passe à une époque lointaine, moyenâgeuse, dans un petit village du « Pays Arrière » en bordure de forêt. Les habitants, d’une grande pauvreté, semblent tout droit sortis des histoires des frères Grimm ou d’Andersen : « Nous là-dedans, au bout des terres les plus lointaines, nous sommes immuables, telles les forêts anciennes qui nous entourent. Nous pourrions être les personnages des histoires que les conteurs colportent depuis toujours, à une différence près – ici, les histoires ne finissent pas bien. ». Des sœurs jumelles, inséparables, Ambre et Aelis, sont d’une beauté sans égale, mais d’un caractère opposé. Eugène-le-Fort, le mari d’Aelis, et son cheval Jéricho traversent chaque jour le fleuve Basilic sur le bac de l’Ancienne. Une vieille femme au nom de fleur – Rose – a le secret des plantes et prépare des onguents. Tous vivent sur les terres d’Ambroisie-le-Père et dans la peur d’Ambroisie-le-fils, malfaisant et sadique.
Dans le hameau de La Montée, la vie est âpre et rude, cruelle même parfois. Le quotidien des trois fermes est rythmé par les saisons, le dur labeur dans les champs et les maisons. Rose et Bran occupent l’une d’elles, les deux sœurs les deux autres. Ambre - mariée à Léon, un homme alcoolique et violent - est restée sans enfant. Aelis n’a eu que des garçons alors qu’elle désire tant une fille. Mais un jour, surgit une enfant sauvage, une « fille de faim, c’est ainsi que nous les appelions, ces petits qui s’étaient retrouvés sur les routes ou dans les forêts après que leurs parents avaient crevé des famines, et que personne ne voulait récupérer ». La petite est confiée à Ambre, et adoptée immédiatement par Aelis ; le hameau tout entier devient sa famille. Véritable feu-follet, Madelaine est braise de vie, souffle de joie, mais son impétuosité et son indomptabilité inquiètent.
La virtuosité de l’écriture de Sandrine Collette réside dans la tension qu’elle maintient à chaque page, pour ne pas dire à chaque ligne. Au Pays Arrière, chaque jour est une question de survie. Le danger est partout : Ambroisie-le-fils peut surgir à n’importe quel moment, la pluie ou le gel peuvent détruire les récoltes, la famine n’est jamais loin. Le lecteur, bien qu’aux aguets, se laisse pourtant plus d’une fois surprendre. La fin de la troisième partie apporte une révélation sidérante qui nous fait retourner fébrilement en arrière : comment a-t-on pu passer à côté ? A cette composition magistrale, digne des meilleurs thrillers, s’ajoute la beauté de l’écriture, rugueuse et vive, avec ses phrases amples qui soudain retombent ou sont laissées en suspens quand le pire arrive. Les pages consacrées à un hiver particulièrement rigoureux sont magnifiques et terribles : « Et c’est cela la vie, crever ensemble sans autre solution, sans Dieu pour sauver le monde, un Dieu qui a déserté depuis longtemps cette région hostile. Les plus forts gagnent le droit de regarder mourir ceux qu’ils aiment. Les plus forts volent les plus faibles pour vivre encore un jour. »
Une des plus belles réussites de cette rentrée littéraire.
Madelaine avant l’aube, Sandrine Collette, JC Lattès, 2024, 252 pages.
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