Passagères de nuit, Yanick Lahens
- Fleur B.

- 31 oct.
- 2 min de lecture
Les « passagères de nuit » de ce beau titre énigmatique sont les lointaines aïeules de l’autrice tout autant que d’autres femmes haïtiennes qui menèrent une lutte silencieuse et obstinée contre l’asservissement, la violence, l’humiliation. Passagères de nuit est donc l’histoire d’une famille, mais surtout d’une lignée sororale qui se transmet une stratégie de survie. Une grand-mère, une mère, une protectrice, les mêmes paroles, les mêmes secrets, les mêmes conseils sont chuchotés de génération en génération. Le silence et l’impassibilité comme armes maîtresses : « Tu es un mur blanc sur lequel rien n'est écrit, donc le maître ne peut y lire que ce qu'il croit savoir. » Sous les coups, ne pas crier, ne pas supplier : « Absorber la douleur est un apprentissage patient […]. Plier sans rompre exige souvent davantage que lutter. Quand la douleur approche, tu feins de ne pas la reconnaître. »
Le roman est composé de deux parties qui se répondent. La première, âpre et sombre, cueille Elizabeth Dubreuil à un moment charnière de sa vie ; la seconde, sensuelle et lumineuse, est portée par la voix de sa belle-fille Regina. L’une s’enracine dans la vengeance, l’autre dans l’amour. Elizabeth s’apprête à quitter la Nouvelle-Orléans pour Haïti, d’où étaient parties des années auparavant, en 1803, sa grand-mère et sa mère affranchies. Un chemin à rebours donc, mais porté par le même mouvement, celui de la liberté : « À dix-huit ans, j'ai commis un acte terrible. Et, depuis, il m'arrivait de regarder mes mains rougies de sang, à croire qu'elles n'étaient plus miennes. Je devais quitter au plus vite la Nouvelle-Orléans. » Regina, au seuil de la mort, s’adresse à l’homme de sa vie, le fils d’Elizabeth, scandant ses paroles de la même apostrophe amoureuse : « mon général, mon amant, mon homme ». Son histoire à elle aussi est celle d’une vie de luttes, d’une émancipation obtenue à force de patience et de courage. Son admiration pour Elizabeth éclaire ce que fut la vie de cette dernière après sa fuite pour Haïti. Les deux parties s’agencent autant qu’elles s’offrent en miroir.
L’écriture magnétique, incantatoire de Yanick Lahens nous happe dès les premières lignes, notamment parce qu’elle est imprégnée d’images vivantes et réjouissantes : « Quand, certains soirs, nous étions réunies autour d'elle, à la cuisine, son lieu préféré, grand-mère sortait une poignée de cacahuètes des poches de son tablier et, à mesure qu'elle les faisait craquer sous ses dents, elle égrenait sans fin des anecdotes tout aussi croustillantes. » La parole circule entre les femmes, leurs récits se succèdent pour conter une histoire commune. La narration a pour toile de fond l’Histoire d’Haïti, de ses heures sombres à sa glorieuse révolution, et c’est aussi un pays qui sort de l’ombre.
« J'ai toujours aimé l'idée d'avancer contre ce qui faisait obstacle » nous confie Elizabeth. Cet élan vers l’avant, sans un regard en arrière, est peut-être le secret de ces passagères de nuit qui vont, et nous conduisent avec elles, vers la lumière.
Passagères de nuit, Yanick Lahens, Sabine Wespieser, 2025, 219 pages.



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