Chef-d’oeuvre d’une modernité stupéfiante dans lequel on s’engouffre avec délice, et que l’on savoure chapitre après chapitre (l’idéal serait de le lire en douze jours, un chapitre par jour), Sous le volcan de Malcolm Lowry raconte la dernière journée de Geoffrey Firmin, consul de Grande-Bretagne à Quauhnahuac. Naufrage grandiose et pathétique d’un homme en proie à ses démons.
Tout tient en une journée (ou plutôt en deux puisque le premier chapitre rappelle cette journée exactement un an plus tard), une journée qui contient aussi tout le passé des protagonistes. Le 1°er novembre 1939, jour des morts, dans la chaleur étouffante d’une petite ville du Mexique, trois personnages déambulent : Geoffrey Firmin, l’ancien consul, Hugh, son demi-frère, et Yvonne l’ex-femme de Geoffrey. Leurs points de vue alternent au cours des chapitres, se croisent, se superposent. Ce matin-là, Yvonne tant espérée est revenue alors que le Consul émerge d’une nuit d’ivresse. Mais dès le premier chapitre, on sait qu’il est trop tard et que l’on s’achemine inéluctablement vers la tragédie : « Et l’amour pouvait bien vous priver de parole, vous aveugler, vous rendre fou, vous tuer (…) cela n’étanchait pas votre soif de pouvoir dire l’amour trop tard venu. »
Le Consul, marqué par la guerre de 14, appartient à cette génération perdue qui sombre dans l’alcool comme Fitzgerald ou Hemingway, qui s’embarque comme Céline ou Conrad pour un voyage au bout de la nuit, au bout de l’enfer. Comme lui, Yvonne et Hugh ont leurs fêlures, leurs blessures secrètes et leurs désillusions. A l’image de sa vie, le jardin du Consul, laissé à l’abandon, est en ruines: Eden devenu Enfer, métaphore de l’amour passé devenu impossible. Sous l’emprise de l’alcool, Geoffrey entend des voix, est en proie à des hallucinations. La réalité et l’imaginaire se mêlent dans le texte; le temps se mesure en whisky, tequila et mescal bus dans les cantinas; l’espace entre deux verres est une nuit. Mais au comble de l’ivresse, le Consul accède à une sorte de lucidité désespérée : « C’est un livre du paradoxe, de la rencontre de deux vérités antagonistes : à la fois le comble de l’obscurité et le comble de la lumière. C’est un livre où l’on voit clair dans la nuit; plus la nuit est noire, plus la lumière se fait. [1]»
En arrière-fond il y a la guerre, les guerres: celle d’Espagne qui se termine: « Est-ce qu’ils ne sont pas en train de perdre à la minute même la bataille de l’Ebre? » se demande Hugh; celle de 1940 qui se profile : « Il y aurait un vainqueur et un vaincu. Dans les deux cas la vie serait difficile. Tout de même plus difficile si les Alliés perdaient. » remarque le Consul. Mais surtout celle que chaque homme mène contre lui-même parce que « quoi qu’il arrive, il faudrait poursuivre son combat personnel. » Il y a aussi les souvenirs de la révolution mexicaine, la pauvreté, la violence et la corruption qui gangrènent le pays comme le coeur de l’homme : « Qu’était d’autre la vie qu’un combat, un bref séjour étranger sur la terre? La révolution fait rage aussi dans la tierra caliente de l’âme humaine. » Il y a encore les fantômes de Maximilien et Carlotta: l’empereur du Mexique fusillé et sa femme sombrant dans la folie hantent les lieux. Le texte est nourri de mythologies (la Bible, les Grecs, les Mayas…) et de littérature. Ils sont tous là : Shakespeare, Marlowe, E. Poe, Conrad, Apollinaire (l’officier d’artillerie, pas le poète!) Oscar Wilde, Jack London, Rousseau, Dickens, Conrad, Melville… Et au-dessus, omniprésents, trônent les deux volcans, Ixtaccihuatl et Popocatepetl, figures tutélaires obsédantes à la présence lumineuse et menaçante.
Tout cela est magnifiquement écrit, construit, (et traduit). Douze chapitres comme les douze heures de la journée, comme les douze mois de l’année, dans un cycle perpétuel. Le passé et le présent inexorablement cousus ensemble : « C’est tout le paradoxe du temps dans ce roman, qui est un temps de l’avenir, du futur, un temps tragique, un temps qui va vers la mort mais qui y va en regardant le passé; un temps qui est à la fois de l’avenir et du passé. [2]» Fruit de dix ans d’écriture, de reprises et de ratures, la phrase musicale s’allonge, se déploie comme une vague mêlant souvenirs, rêves et délires.
Roman total, à la fois poème, tragédie, comédie, Sous le volcan est si riche, si complexe qu’à peine sa lecture finie, on voudrait le relire. D’ailleurs, comme l’écrit Malcolm Lowry : « Les poèmes ne doivent-ils pas être lus plusieurs fois avant que leur sens ne se manifeste pleinement et n’explose dans l’esprit? [3]»
Sous le volcan, Malcolm Lowry, publié en 1947, nouvelle traduction de Jacques Darras, Les Cahiers rouges, Grasset, 2008, 549 pages.
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